Projet Bourbaki - Les livres d'artiste
La bibliothèque de carton de Laurent Guenat
Le projet Bourbaki occupe Laurent Guenat depuis deux années bien
remplies, et ce n’est pas près de s’arrêter. Tout a commencé lors de
l’installation de son atelier aux Verrières (NE). Adossée à la
frontière française, la petite commune compte une poignée d’habitants
et une grande histoire. En 1871 et après la signature de la Convention
des Verrières, le village voit défiler ce qui reste de l’Armée de l’Est
du Général Bourbaki venant chercher refuge auprès de la population
suisse.
Près de cent-cinquante ans plus tard, Laurent Guenat revisite
l’histoire franco-suisse de cette région. Les lectures aident, le
paysage est clé. Pour s’imprégner du sujet, quoi de mieux que de
marcher dans les pas de ces soldats, sous-équipés, sous-ravitaillés,
obligés de passer l’hiver dans des conditions précaires et de ne
dépendre que de la bonté des autres ? Pour Anselm Kiefer,
l’Histoire […]
est un matériau comme le paysage ou la couleur et ce n’est
pas Laurent Guenat qui le contredira
.
C’est ainsi que le projet Bourbaki prend forme.
Articulé en deux parties interdépendantes, le travail de Laurent Guenat
sur l’épisode Bourbaki débute par des considérations historiques mises
sur papier et continue avec une réflexion sur la situation de réfugiés
d’alors et d’aujourd’hui.
Laurent Guenat peint. Il peint en relief parfois car il aime la
matière (voir «Laurent Guenat au pays des Bourbakis» de Géraldine Veyrat). De son propre aveu, il respecte trop la toile. Pour laisser sa
main réfléchir, ou pas, il a besoin d’un autre support. Entrent alors
en jeu les livres d’artistes qu’il fabrique depuis les années 90. Là,
il se sent libre. Ces livres sont, pour la plupart, en carton.
L’artiste découpe cette matière d’emballage qu’il a sous la main et la
lie avec des chutes de toile. Tout suppose le jetable dans ces
créations. Cela donne des objets épais mais légers et volumineux. Il y
a quelque chose de déstabilisant dans la prise en main d’un livre
pareil : nous connaissons les codes pour le manier mais la sensation
est tout autre, comme manipuler un livre pour enfant XXL. Cette
impression se dissipe vite alors que les pages sont tournées avec
avidité et que l’on suit la pensée de l’artiste. Mais peut-être n’est
ce qu’une illusion et que c’est la nôtre qui se déroule en réalité
devant nous.
Chacun des livres d’artiste de Laurent Guenat, dix-neuf à ce jour pour
le projet Bourbaki, est une période créatrice contenue sur du carton.
Loin d’être linéaires, ils se veulent constitués d’instants. Pour les
peupler, l’artiste part facilement d’une image ou d’une pensée. Et s’il
affirme que ses livres sont ses laboratoires, ce sont aussi des parties
intégrantes de son projet Bourbaki, interagissant constamment avec les
toiles et inversement.
« Empreinte
», trace naturelle laissée par un contact, par la pression d’un corps
sur une surface. Elle suppose aussi le vide et le passage. On la
reconnaît dans
Bivouac (2016).
La neige, le froid, les vaines tentatives de se réchauffer, toutes ces
sensations sont palpables dans ce livre qui voit défiler des restes de feux
de camps, alors que les soldats qui les ont montés, probablement à la hâte,
ont dû les abandonner de la même manière. Ce livre est la porte d’entrée
idéale pour aborder la présence de la matière végétale dans le travail de
Laurent Guenat. Puiser dans la nature lui permet de trouver l’expression et
la fidélité à l’expérience vécue par ces hommes nécessaires à son propos.
Des brindilles recueillies, du bois, des végétaux séchés, calcinés en tout
genre;
Bivouac est froid et chaud à la fois. Et cette phrase :
un bivouac c’est deux sapins un pour dormir un pour chauffer, clôt
la démonstration.
De la matérialité toujours avec
Fantômes (2017) dont les visages
morcelés ne sont rendus que plus expressifs par le poème qui leur est
associé : « Parmi les disparus il y avait ces visages engloutis par la
neige […] ». On entre dans la vraie tragédie de l’épisode Bourbaki, la
mort. Pour arriver à ce résultat plastique, l’artiste utilise un mélange de
plâtre et d’acrylique par la suite peint à l’huile qui, une fois sec, peut
être déchiré en lambeaux, rendant ces visages partiels et lacérés. Ceux-ci
sont peut-être une tentative pour Laurent Guenat de sortir du paradigme de
représentation des « trois trous », à savoir deux yeux et une bouche, qui
nous aide à représenter un visage. Mais c’est aussi la multitude de ces
formes qui aide quiconque tournant les pages de cet opus à se figurer que
la prochaine découverte sera à nouveau un visage disloqué, brisé.
La même recherche se retrouve dans
1871, 65 x 51 cm, 20 pages, techniques mixtes sur carton, 2017.
La multitude,
justement.
L’un des livres les plus ambitieux de l’artiste,
87000 contient
symboliquement, par une centaine de pages, chacune des têtes des soldats
qui formait l’immensité de l’armée de 87000 hommes du Général Bourbaki.
Comme pour rappeler que derrière les chiffres presque trop grands pour
l’entendement, il y a une singularité propre à chaque être. Laurent Guenat
se lance un nouveau défi au milieu de sa réalisation : dessiner de la main
non-dominante, la gauche en l’occurrence. Seul moyen pour lui d’éviter un
dessin trop poussif et volontaire qui ne correspondrait en rien à son
sentiment. D’après les mots de l’artiste, ce fut une révélation :
« La réputée main maladroite se montra bien plus adroite que l’autre à
saisir les émotions et les images psychiques que je me faisais de ces
soldats. Ainsi, chaque jour, je réalisai quatre ou six têtes, selon qu’il y
avait du soleil et que l’encre de Chine séchait plus vite ».
87000, 21 x 21 cm, 192 pages, encre de Chine sur papier, 2017
On l’a vu, Laurent Guenat ne rechigne pas à utiliser des chutes de tissus
et d’autre éléments délaissés pour y matérialiser ses pensées. Mais pas
que. L’album de famille richement paré de cuir y passe aussi et se voit
recouvert d’une épaisse couche de plâtre ! Voici
Scènes. À
l’intérieur, on trouve des dessins inspirés de lectures et de gravures
d’époque comme celles de Rodolphe Auguste Bachelin. Ces modèles sont
assimilés et la fertile imagination de l’artiste fait le reste. Le résultat
? Des personnages, souvent seuls, parfois accompagnés, quelques paysages.
Un moment convivial se laisse surprendre par-ci par-là au milieu de ces
instants chapardés au quotidien des soldats.
Scènes, 31 x 26, 58 pages, encre de Chine et brou de noix sur papier, 2017
On y retrouve d’ailleurs le fauteuil vide qui deviendra la peinture
CHAISE, 123 x 173 cm, 2017.
L’actualité
La question du parallèle entre les soldats de l’armée de l’Est et les
réfugiés – à la situation plus permanente – s’est posée dès le début pour
Laurent Guenat mais il ne l’aborde dans son travail que dès 2017 avec
El dorado. Ce livre
nous plonge dans les lieux de transit
qui font le quotidien des gens en fuite. Mais l'El dorado, avec ses
promesses lumineuses et ses vitrines étincelantes, reste vide. Et si
l’artiste nous introduit dans ces espaces dans l’espoir que nous y
trouvions un refuge et de la bienveillance, au fur et à mesure que les
pages se tournent, c’est plutôt la peur de se faire découvrir et renvoyer
qui préside pour le lecteur.
Dans
No Home, ces mêmes espaces se font plus menaçant,
s’emplissent de barrières et de signes en interdisant le passage, la notion
de contrôle y est très présente. Nous connaissons pourtant ces tourniquets
typiques des aéroports, mais sans passeport, c’est la porte fermée. On
remarque la présence de l’anglais, la langue utilisée lorsque l’on veut
augmenter ses chances de se faire comprendre rapidement. Le désespoir monte
alors que les grandes majuscules indiquant tout d’abord « NO WAY se
transforment en « NO WAY BACK ».
Pour clore la deuxième partie de ce projet Bourbaki sur la situation
mondiale actuelle, Laurent Guenat a réalisé récemment
Honte, Schante, Shame où le plurilinguisme du titre rappelle que
c’est un sentiment que nous partageons tous à la vue de cette situation
stagnante.
Le propos des livres de Laurent Guenat est si frappant et nous entrons si
facilement dans leur univers qu’on en oublierait la technique qui leur a
fait voir le jour. Si, parfois, le dessin se veut très descriptif, la force
de Laurent Guenat réside ailleurs, dans la force d’évocation de son trait,
dicté par un ressenti intellectualisé.
Jessica Mondego
Pour trouver plus d'informations relatives à l'épisode historique des "Bourbakis":
Association Bourbaki Les Verrières