Est-ce toujours, d’ailleurs, tellement avec les yeux qu’on contemple la lune et
les fleurs? La simple pensée du printemps, sans même qu’on sorte de chez soi,
la pensée d’une nuit de lune, fût-on étendu sur sa couche, sont sources de calme
et de charme.
Urabe Kenkô, Les heures oisives, Gallimard-Unesco, 1968, p. 117
Aujourd’hui, ce n’est pas l’environnement qu’il faut défendre, au risque d’en
faire un musée immobile. C’est l’homme qu’il faut explorer en tant que vivant
parmi d’autres vivants comme l’arbre, le moustique, le lion, la tique, le
pissenlit et l’ortie. Lévi-Strauss préconisait de renoncer à dresser une
barrière entre l’homme et l’animal. Cette délimitation risque en effet de
hiérarchiser les rapports d'être à être. On sait comme cette hiérarchisation a
mené à la barbarie de la shoah où des humains ont été dégradés au rang
d’animaux. On constate aussi, aujourd’hui, les limites de la pensée
anthropocentrée face à la complexité des questions environnementales par
exemple. Et pour comprendre la relation de vivant à vivant, j’explore par la
peinture le lien qui relie l’humain à l’humain, et tout d’abord à l’autre et aux
autres que je suis, par la figure du portrait. C’est la condition pour ne pas se
payer de mots, mais pour passer à l’action. J’ai très vite observé en effet que
les liens qui existent entre soi et soi ne peuvent être réglés d’un revers de
manche. Pas plus qu’en allumant la télévision ou en consommant. Préciser ces
interactions requiert un minutieux et patient travail. Ne serait-ce déjà en
abordant la question que j’emprunte au philosophe japonais Washida Kiyokazu :
Ce corps est-il moi ou
est-il à moi ?
Un
premier constat s’impose : ce travail n’est jamais achevé, il faut le remettre
en chantier chaque jour, le tenir en activité comme des braises précieuses. Il
s’adresse d’abord et impérativement à soi. Au-delà, toute interaction avec un «
autre vivant » requiert la reprise de ce travail de questionnement. Rien ne
laisse supposer que les interactions avec d’autres entités vivantes seraient
moins complexes.
Cette approche, telle que je la pratique en peinture, révèle la
complexité des rapports qui régissent les interactions entre soi et soi. Le
visage comme entité peut exprimer la présence au monde autant que l’interaction
avec autrui qui commence elle aussi toujours d’abord par soi, puisque toute
perception est renvoyée aux expériences passées du sujet, pour y trouver du
sens. Les expériences sédimentées au fil du temps lui servent de
référence pour mesurer ce qui est perçu, entendu, senti, touché. Ainsi, le
portrait pris dans son sens le plus large est l’expression du contact établi
avec le monde vivant et non vivant.
Figurer le visage, et à travers lui et face
à lui, l’être à soi, et l’être au monde. Le regard lui-même, n’en n’est qu’une
partie, et il n’est pas plus essentiel que la voix, l’ouïe, l’odorat ou le
mouvement. La direction du regard, le port de la tête, l’arrière-fond de la
peinture participent du sentiment général dégagé par l’image peinte. La peinture
ou le dessin d’une plante, d’un champignon, d’un arbre peuvent donc également
être considérés comme des portraits, voire comme des autoportraits. En effet,
s’il est portrait de lui-même, il est aussi autoportrait, c’est-à-dire miroir de
moi-même, qui me renvoie à mon enracinement, à questionner mes branches, mon
volume, mes sédiments, mes images.
Ce que je cherche à faire à travers le
portrait - l’intuition m’en est venue à la lecture de Derrida -, c’est de
rassembler les éléments singuliers mis à jour après les avoir fait apparaître.
Le lieu de ce rassemblement est la toile peinte. Ce sont les peintures résultant
de cette démarche qui feront l'objet de la prochaine exposition à la galerieArtémis à Corcelles au mois d'octobre.