dimanche 26 novembre 2017

OOO Object Oriented Ontology


C’est le titre de l’exposition qui se tient actuellement et jusqu’au 21 janvier 2018 à la Kunsthalle Basel. Le commissaire de l’exposition, l’artiste et architecte Andreas Angelidakis, a sélectionné les œuvres sur la base des sites internet et de dossiers d’artistes issus de la région trinationale autour de Bâle. Deux de mes peintures y sont exposées.

Le visiteur y découvre un hétéroclite déconcertant. Les œuvres y sont accrochées de manière conventionnelle sur les cimaises, mais aussi en hauteur et en largeur proches les unes des autres sur des échafaudages constitués de poutrelles de bois. J’ai circulé dans les salles, un peu perturbé par ces enclos qui, à mes yeux, soulignent certes l’intention du commissaire, mais ont fait, pour moi, barrage à la lecture des œuvres. Au-delà du choix des œuvres qui est personnelle au commissaire – mais qui m’ont dans l’ensemble paru de qualité moyenne –, il m’est apparu une question intéressante soulevée par cet accrochage hors du commun.


Nous sommes habitués à une réception des œuvres en général facilitée par des cimaises claires ou sombres mais unies, par un alignement choisi et rigoureux. Notre œil, ainsi, peut rester concentré sur ce qui se donne à voir. Ici, avec cet arrière-plan direct que sont les poutrelles de bois qui laissent donc des vides à travers lesquels on voit l’arrière-plan constitué lui aussi de poutrelles, de leurs ombres projetées ou d’autres œuvres, l’œil peine à cerner individuellement une peinture, étant constamment happé par le décor qui l’entoure. Mon regard glissait ainsi d’une œuvre vers l’arrière-plan, de celui-ci aux ombres projetées au plafond, puis au sol où étaient posés des tubes néon et des projecteurs, puis à nouveau vers un œuvre à l’arrière-plan entraperçue entre deux poutrelles de bois. Une circulation que rien dans sa frénésie de stimuli ne parvenait à arrêter.

Le commissaire lui-même aura été dans l’embarras, devant tant de vide, pour accrocher les œuvres. Aussi n’a-t-il pas eu d’autre alternative que de rapprocher les œuvres afin d’effacer le plus possible les trous, au point de les serrer si étroitement – un peu à la mode d’un stand de foire, étiquettes comprises – qu’elles finissent par s’annuler les unes les autres. 


Serait-ce à dire, alors, que la qualité des peintures présentées ne résiste pas au décorum de l’accrochage ? Autrement dit, la qualité d’une peinture serait-elle si fragile qu’elle soit tributaire de son environnement immédiat ? Autrement dit encore, la nature de l’environnement architectural serait-il à ce point déterminant qu’il soit capable de neutraliser la qualité intrinsèque d’une peinture ? Je me suis demandé comment la Madone Sixtine, la Joconde ou une Annonciation de Fra Angelico aurait été transformée par ce genre d’accrochage. Bien sûr notre œil aussi, avec l’éducation à regarder qu’il a reçue, y est pour quelque chose.

Cependant, et c’est ma conclusion provisoire sans toutefois répondre à la question posée ci-dessus qui demanderait un plus long développement, ce que cette exposition montre à voir à la Kunsthalle de Bâle est un concept d’exposition plutôt que des œuvres, qui de ce fait sont au service du concept plutôt que d’elles-mêmes. Les explications du texte d’exposition ne nous mène guère plus loin, puisqu’il prend les visiteurs par la main et leur explique les sentiments et les émotions qui peuvent les saisir en parcourant l’accrochage selon le seul point de vue du commissaire. Le ton du texte d’exposition qui se veut badin, genre visite de musée en course d’école, illustre une forme d’infantilisation des visiteurs découlant du fait qu’on ne leur accorde aucune confiance en leur propre capacité à saisir un nouvel environnement. Il renvoie de facto à la faiblesse du concept mis en œuvre, que la référence à la philosophie de l’ontologie orientée à l’objet de Quentin Meillassoux ne parvient pas à masquer.
LG

samedi 21 octobre 2017

Projet Bourbaki - les peintures


Laurent Guenat au pays des Bourbakis

Lorsque Laurent Guenat m’a proposé d’écrire ce texte, je pensais déjà bien connaître le projet Bourbaki – découvert partiellement au travers de photographies numériques que m’envoyait régulièrement l’artiste. J’avais déjà pu appréhender, au travers de ces envois, son approche du sujet : le gonflement d’une pâte rouge qui donne forme à des têtes de soldats, leurs peaux ou peut être leur sang.
Mais j’ai pris la vraie mesure de cet ensemble Bourbaki, son ampleur, son ancrage sur les lieux et sa visée si personnelle, lors de ma visite à l’atelier un soir de fin d’été, et que l’artiste m’a proposé un lainage pour « résister » au froid déjà pénétrant dans cet ancien site industriel sans chauffage. A mon arrivée dans le village, le panneau annonçant le parcours thématique de l’Association Bourbaki Les Verrières m’avait auparavant rappelé l’importance de cette thématique pour la région.
A l’instar de son illustre prédécesseur Edouard Castres (1838-1902), auteur des peintures du panorama de Lucerne réalisé en 1881 représentant la reddition de l'armée du général Bourbaki après la victoire des Prussiens, Laurent Guenat n’est pas resté insensible aux souffrances de la guerre franco-allemande de 1871. Vivant sur les lieux même de l’événement historique, l’artiste a en effet senti un impératif besoin de dire dans sa peinture les atrocités qu’ont subies les soldats de l’armée de l’Est blessés et affamés qui ont passé la frontière suisse et déposé les armes aux Verrières, le 1er février 1871. Loin du compte-rendu historique, il aborde deux thèmes principaux : les émotions qui habitent ces militaires en déroute, et leurs ressentis face aux lieux d’accueil. Même si ces œuvres ont supposé de la part de l’artiste des recherches préalables sur cet épisode historique (lecture de la littérature, études de gravures, etc), elles sont surtout combinées à une connaissance intime du terrain. Car, en revisitant l’épisode bourbakien, c’est aussi son lieu de vie et son for intérieur que Laurent Guenat interroge. Initié en mars 2016, ce corpus comprenant, à ce jour plus de 40 peintures de formats variés, se veut également un écho à la réalité des réfugiés de notre temps. En réaction à cette problématique contemporaine, l’artiste jette un regard distancié et critique sur les notions de frontière et de nation.
En contrepoint, et pour explorer ses différents sujets, l’artiste a réalisé un ensemble de livres en carton, avec dessins et/ou collages, qui déclenchent toute une gamme de résonances et sont indissociables de ses peintures.

Paysages
En visitant l’atelier, on ne peut qu’être frappé par la grandeur de certaines toiles de ce projet. Les paysages ont permis au peintre d’entrer dans le vif de l’histoire des Bourbakis, et il a, du même coup, ressenti le besoin d’explorer de très grands formats. Cette expansion dans l’espace traduit sa volonté d’aboutir à un type de représentation lui permettant de se confronter lui-même le plus possible à une expérience « grandeur nature ». Cela est particulièrement perceptible dans ses paysages qui évoquent le quotidien des soldats, sous équipés, dans le Jura enneigé et glacial et la survie de ces hommes dans des conditions extrêmes.
Creux Petou, acrylique, huile, plâtre, cendres sur toile
L’impressionnante toile de 253 cm de haut sur 384 cm de large intitulée Creux petou  se rattache, plus clairement que les autres de la série, à une forme de peinture d’Histoire. Sorte de nouveau panorama Bourbaki, elle rend hommage aux chevaux (et du même coup aux hommes affamés ne pouvant plus les nourrir) qui, selon la tradition orale, sont morts abattus ou malades et jetés dans ce trou de 40 mètres de profondeur et 80 mètres de diamètre. Il en résulte une toile comportant une forme impressionnante qui attire le regard : symbole du cercueil ou de la fosse commune.
De la même manière, le collage, directement sur la toile, de branchages séchés dans Abri2 ou Ouest charge ces peintures d’une sorte de vitalité morbide. Ouest a également une valeur « documentaire » : c’est par là que les hommes passent, et les traces de sabots des chevaux et des chariots de ravitaillement indiquent le sens de la marche.
OUEST, acrylique, huile, plâtre, végétaux sur toile, 213 x 356 cm
Certaines œuvres sont apparentées à des paysages plus abstraits se rapprochant techniquement de la série des « têtes », et traduisent la volonté du peintre de dire les souffrances inscrites au cœur même de la terre. Ainsi, dans ses magnifiques Sous-sols II et III, les résistances du papier superposé et amalgamé au plâtre, avec les résultats imprévus de la matière sur la toile, illustrent cette lutte avec les éléments. Nature investie par le temps, par la force destructrice des événements : les chemins sont souvent défoncés et couverts de glace ou de gerçures.  Dans Sous-sol I, on peut même voir un gisant désignant clairement la mort ou plus généralement l’idée du rapport fondamental entre le corps et la terre.

Corps
généraux désarmés, 120 x 150 cm
Après les paysages, Laurent Guenat s’est peu à peu « approché » du sujet des hommes, en l’occurrence des corps, avant de se consacrer à sa grande série des « têtes ». La réflexion sur ce qui aliène l’homme est toujours au centre du travail de l’artiste. Les bustes et personnages « hybrides », motif récurrent dans son œuvre, en sont ici une nouvelle et puissante illustration. Masses de corps comprimés, chairs morcelées suggèrent une humanité blessée. Comme souvent, une forme de sensualité « à fleur de matériau » y est aussi présente. En 2015, Laurent Guenat commentant son oeuvre lors de son exposition personnelle à la galerie Selz, disait : «Les papiers de soie sont des peaux intermédiaires [...] que l'Homme dresse face à des attitudes apprises, imposées [...]». Ainsi ces généraux désarmés de cette série Bourbaki, qui se retrouvent pris au piège de leur propre corps de plâtre, ou ce soldat (Buste) se débattant dans sa chrysalide militaire.


Têtes
Après le travail sur ces questions d’emprisonnement corporel, a émergé la série des têtes. Le livre d’artistes intitulé mobiles, zouaves, turcos, chasseurs… comportant de nombreux dessins des engagés est à la base de cette série.
Francs-tireurs, acrylique, plâtre, huile sur papier marouflé sur toile, 30 x 150 cm
7 des Garibaldiens d'Alger, acrylique, plâtre, cendres sur toile, 30 x 150 cm
Celle-ci évoque les têtes des soldats d’origines et de religions diverses (zouaves d’Afrique, musulmans, Italiens, Marseillais, chasseurs de Savoie, etc. – ils étaient 87 mille) qui ont cherché refuge en Suisse. Certaines sont isolées, comme la Tête 7, ou le Colonel, qui met en évidence le pouvoir et une grandeur quelque peu macabre. Mais elles apparaissent le plus souvent par groupes, comme des « sections » (7 des Garibaldiens d’Alger ; éclaireurs de Caprera ; francs-tireurs). Figurés de face, ces visages sont méconnaissables et rarement discernables, et on a l’impression de voir des masques tantôt grotesques par leur simplicité, tantôt hideux et effrayants car balafrés, malades et affamés. Les jeux de matières obtenus par les empâtements de couches successives d’enduits, de peinture, de cendre et de colle – selon une technique propre à l’artiste – lui permettent d’exprimer la douleur de la chair même des soldats.
Tête 7, 150 x 100 cm

Car « c’est de l’intérieur » et « sans compassion et sans pathos » que l’artiste fait passer l’émotion originelle. Parfois du rouge sang mais surtout des couleurs allusives, ternes et grises, que l’on associe immédiatement à la guerre et à la mort. La force de ces figures mutilées, expression de douleur, n’est pas sans évoquer les Otages de Jean Fautrier.


...des coups sur la porte, 218 x 135 cm
En pleine nuit, des coups sur la porte, on assiste, par contre, à une caractérisation nouvelle des visages - avec yeux, bouches et nez lisibles -, traduisant peut-être mieux l’irruption de ces arrivants, chez l’habitant au cœur de la nuit. En vérité, c’est comme si ces visages évoluaient et endossaient une identité propre au moment où ils sont accueillis dans les foyers helvétiques – la forme abstraite, « anonyme », étant rendue caduque par la reconnaissance de leur personne. Cette nouvelle nécessité du trait est également liée à deux nouveaux livres que l’artiste réalise parallèlement à cette série : 87'000 et histoires comportant des dessins à l’encre de chine réalisés de la main gauche.
A travers cet ensemble de portraits, Laurent Guenat propose aussi une réflexion sur la notion d’identité et exprime son malaise face à la violence et à la problématique du racisme contemporain.


Lieux d'accueil
En travaillant plus spécifiquement sur la question de l’accueil des Bourbakis, l’artiste souhaite attirer davantage l’attention sur ce qui lui tient à cœur : l’accueil des réfugiés actuels ou leur exclusion. Il m’a alors m’a confié qu’il ne pouvait le faire ni en travaillant à partir des images d’époque, ni en explorant les habitats ruraux actuels. Il lui fallait donc transposer des images qui représentent les conditions d’accueil contemporaines. Cette partie, encore en pleine gestation, lui a posé encore plus de questions relativement aux cadrages, à l’exposition et aux choix des objets à représenter, mais aussi à la nature du support (toile, métal, collages, etc). Il en résulte un vaste programme iconographique évoquant des éléments d’intérieurs d’époque, de bivouacs ou de casernes, le tout faisant échos aux lieux d’accueil des réfugiés d’aujourd’hui.
Chaise : Cette œuvre est singulière par la représentation de la chaise qui y est figurée en son centre, isolée, concentrant à la fois l’idée de la solitude et la misère de la situation. Cette œuvre se distingue de la série par une dimension plus clairement narrative. On retrouve cette dimension dans bivouacs II et III où les adjonctions de porcelaine cassée et de cendres prises dans la matière picturale (figurant des restes de foyer) transportent le spectateur dans un univers habité d’histoires, de souvenirs, d’interprétations.
bivouac3, acrylique, huile, plâtre, cendres, porcelaine sur toile, 130 x 180 cm
Dans ces œuvres, Laurent Guenat réinterprète ses têtes (ici marouflées sur toile) comme des fantômes des soldats ayant séjourné dans ces campements de fortune. Le livre Bivouac, qu’il a réalisé, une fois de plus parallèlement à ses peintures, forme d’ailleurs comme une sorte de journal « atmosphérique » du terrain (avec des collages de cendre et de végétaux). Ce « voyage » que nous propose Laurent Guenat, entre abstraction et figuration, laisse au spectateur la liberté de se représenter l’histoire des Bourbakis. Le recours à l’utilisation de matériaux vivants (collage de tiges de gentianes que l’artiste a lui-même ramassées sur le chemin de l’atelier, jouant sur la fragilité et la transformation), sa discipline personnelle (repasser par les mêmes lieux bourbakiens enneigés, travailler à l’atelier en plein hiver par 5 degrés) ont permis à l’artiste de « régler » son propre rapport à l’Histoire en interrogeant ses propres limites. 
Un ensemble d’expériences artistiques qui a contribué à la justesse de l’expression de ce vaste projet. Loin d’être terminé, ce programme donnera encore lieu à de nouvelles explorations, notamment des installations et des vidéos qui sont en cours de réalisation.

Géraldine Veyrat, historienne de l’art, Genève 

Pour trouver plus d'informations relatives à l'épisode historique des "Bourbakis": Association Bourbaki Les Verrières

lundi 25 septembre 2017

Regionale 18


Je participerai à la prochaine Regionale 18 qui se déroulera du 25 novembre 2017 au 21 janvier 2018 à la Kunsthalle de Bâle.
Cette année, la 18ème édition se déroulera en collaboration avec le festival culturel CULTURESCAPES.
L'artiste et architecte gréco-norvégien Andreas Angelidakis en sera le commissaire. Il a été invité non seulement pour sélectionner les oeuvres présentées, mais aussi pour développer un concept d'exposition particulier. Sous le titre OOO Object Oriented Ontology, Andreas Angelidakis va travailler sur le concept de l'hyperobjet, que l'on peut définir comme des objets - dans le sens le plus large du terme - qui sont trop grands pour être vus ou pour être compris dans leur intégralité.
L'exposition présente des pratiques artistiques d'artistes issus de la région trinationale autour de Bâle.


Vernissage: samedi 25 novembre / 19 h - 23 h


dimanche 9 juillet 2017

Nouvelle collaboration

Certains de mes travaux sont désormais en vente sur la galerie en ligne swissartshop.ch.
Cette galerie est plus qu’une simple boutique en ligne. En effet, swissartshop.ch qui a été lancée cette année présente des œuvres d’artistes suisses et régionaux, dont elle fait la promotion via les réseaux sociaux et les contacts directs.

Les peintures présentées peuvent être vues à l’atelier où je vous reçois volontiers.
N’hésitez pas à vous inscrire à la newsletter et à prendre contact avec moi pour fixer un rendez-vous.

dimanche 4 juin 2017

Mise à jour du site

Les images de quelques unes des peintures des années 2016-2017, ainsi que celles du livre d'artiste Ruhiger Handelstag viennent d'être ajoutées au site www.laurentguenat.ch.
En parallèle à ce travail "de fond" sur les divers enfermements que subi ou que s'impose l'humain, je poursuis l'exploration du projet Bourbaki, notamment en abordant l'aspect de l'accueil des internés, de leurs réactions et attitudes, des sentiments qui les habitent immédiatement après leur démilitarisation. Le travail pictural porte sur des scènes d'intérieur, ainsi que sur des livres d'artistes sur papier et carton. Des résultats de ces travaux seront prochainement commentés sur ce blog.
Dans l'intervalle, le fichier PDF figurant à la page "projets" donne un bon aperçu du travail sur ce sujet historique.

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mardi 16 mai 2017

Annonce: Lecture Jeudi 18 mai

Dans le cadre du finissage de l'exposition Logovarda au Lycée Blaise-Cendrars à La Chaux-de-Fonds, Laurent Guenat lira les textes de deux livres d'artiste réalisés en commun avec le peintre Logovarda.
Deux collaborations où l'interaction texte-image joue un rôle central. Une dernière occasion, aussi, de voir et de revoir les grandes peintures et les gravures de Logovarda installées sur trois étages.

Suite citadine
texte de Laurent Guenat - 6 gravures en pointe sèche de Logovarda, 2006 
Texte imprimé à Vevey au Cadratin, gravures tirées à Lutry à l’atelier Raymond Meyer, tirage limité à 15 exemplaires

Trou XX
peintures de Logovarda - texte de Laurent Guenat

Jeudi, 18 mai 2017 - 17 h 30 h
Lycée Blaise-Cendrars
La Chaux-de-Fonds
 

dimanche 7 mai 2017

Art en Mai : Visite guidée à Pont-de-Roide


A l'invitation du collectif qui organise l'exposition Art en Mai à Pont-de-Roide (F), les artistes ont eu l'occasion de présenter leur travail au public. Voici ma contribution.


Le temps de l’œil

En ces temps où nous n’osons presque plus rien parce que nous avons peur, peur du qu’en dira-t-on surtout, et d’où découle la peur de faire faux, en ces temps donc où, pour s’activer il faut s’armer du matériel le plus sophistiqué, ou s’armer de l’avis des autres – soi-disant experts – pour se lancer à dire et à faire quelque chose, on constate que la personnalité se dilue au profit d’un standard sinon universel du moins planétaire. Et pour ne pas se tromper d’expert, on commence par regarder leur biographie où les muscles des dates et des diplômes nous convainquent finalement des capacités et des compétences de celle ou de celui qui vous guidera.
En ces temps de médiation effrénée, càd. du prêt-à-penser, donc du perroquet, je ne vais pas jouer moi aussi le rôle du médiateur. Vous n’apprendrez donc rien sur ce qui figure sur mes toiles et je ne vous en donnerai aucune explication.
Vous me direz, mais c’est dégueulasse, nous sommes venus ici pour cela, souhaitant peut-être obtenir des réponses toutes faites. Mais moi aussi j’ai fait une heure et demi de route pour venir vous dire que je ne vous donnerai pas d’explications. Alors, suis-je venu perdre mon temps moi aussi? De deux choses l’une : soit je suis un mystificateur et je n’ai effectivement rien à dire sur mon travail, soit ce que j’ai à dire est plus important que ce que j’aurais à vous en raconter.
D’une part, parce que c’est le regardeur qui fait le tableau comme c’est le lecteur qui fait le livre. Un livre placé sur le rayonnage d’une bibliothèque ne sert à rien d’autre qu’à décorer. Une peinture à laquelle on ne s’est pas confronté sérieusement ne sert à rien d’autre qu’à la décoration. Et l’industrie de la culture qui nous a dérobé nos rêves, nous a aussi façonné un monde de la décoration : c’est la société du spectacle, de la surenchère et de l’audimat.
 

Cependant, nous sommes tous des individualités singulières que la grande industrie de la culture cherche à gommer dans le seul but de faire gonfler son chiffre d’affaires et de remplir les poches des actionnaires. Il faut agir, réagir, se révolter, il y a là quelques gestes élémentaires : jeter sa télévision, renoncer à lire les tabloïds gratuits, refuser la publicité dans sa boîte aux lettres et commencer à se forger sa propre opinion avec ses propres moyens, càd. en invitant ses voisins à discuter et par conséquent à développer des arguments crédibles et pertinents. En abordant les passants dans la rue ou au kiosque pour leur demander s’ils ont voté FN ou Macron. Et si on vous répond que cela ne vous regarde pas, eh bien répondez que oui, cela nous regarde, parce que nous vivons en démocratie et non en république bananière, et une démocratie où l’on cache ses opinions n’en n’est plus une. Mais c’est là une autre question.
Et quel objet se prête mieux à cette démarche qu’un objet d’art, càd. un objet créé par une autre singularité, dont le métier consiste précisément à gratter au fond de lui, à explorer les strates de temps sédimentées en lui, au fond de ses atavismes, au fond de cette longue histoire de l’Homme dont il est une survivance, càd. sans faux-semblants, sans langue de bois, sans se voiler la face pour une raison toute simple et évidente, parce que pour lui cela fait du sens. L’objet d’art résulte donc de la confrontation avec le passé enfoui en soi qui ne se limite pas à sa propre histoire mais qui va puiser dans le fond même de l’humanité depuis bien avant Chauvet et qui interagit avec le monde actuel en passant par tous ceux qui nous ont précédé.
La condition de réussite d’une telle démarche est une bonne dose de sincérité, d’authenticité et de courage, ce qui présuppose un statut de chercheur fondamental dont l’une des autres qualités est l’humilité. Ce que trouve l’artiste, ce n’est que pour lui, par rapport à lui. Au-delà, il ne maîtrise plus grand chose.


Et cet exercice, il faut le faire bien, parce que si on le fait mal, on perd son temps. Et perdre son temps pour soi, envers soi, c’est précisément ce que l’on fait en regardant le téléjournal de TF1. Et nous nous épuisons, et nous nous déprimons à refaire le monde, à énoncer des généralités sur lesquelles, par définition, nous n’aurons jamais prise. Et par rebond, nous négligeons de nous entretenir avec nos voisins, de faire des petits gestes quotidiens qui paraissent insignifiants tant ils sont microscopiques par rapport à l’étendue, à l’ampleur du monde et à ses questions. En ayant cette vision-là des choses, je pense qu’on commet une erreur de perspective. D’abord le monde n’est pas si étendu que cela – d’ailleurs il se rétrécit de plus en plus avec l’augmentation de la vitesse et de la fréquence des transports aériens pour ne considérer que ceux-là. Le monde est devenu un village, et nos voisins sont les Chinois. Et de l’autre côté, nous n’avons pas la mesure de nos gestes minuscules.
Le monde commence donc devant nos pieds. Mais nous avons le défaut de ne pas les regarder assez, ou de les fixer trop longuement lorsque nous déprimons. C’est en ce point que l’art nous propose un exercice passionnant qui, par effet de miroir peut nous faire voir le monde autrement et mesurer différemment l’impact de nos actions minuscules.
Pour se confronter à un travail artistique, il faut commencer par le détailler avec soin, càd. à le décrire jusque dans ses moindres détails. Sans rien omettre. C’est un peu comme prendre soin de sa bicyclette. Ce n’est qu’en passant les doigts sur chacun des rayons qu’on trouvera celui qu’il faut légèrement retendre. Ne pas se contenter ici d’une vue d’ensemble comme on pourrait dire Macron ducon - Le Pen dégaine. Dans le cas de la bicyclette, la vue d’ensemble ne fournit qu’une idée globale d’un vélo. Et cette image générale ne fait que confirmer ce que vous savez déjà, à savoir qu’il s’agit d’un vélo. Décrire un tableau, cela veut dire l’explorer, laisser d’abord aller son regard à son gré, puis à scanner systématiquement la surface en notant couleur, forme, texture, ligne. Aller dans les détails et se prendre le temps d’aller voir partout, même sous le tapis. On remarquera alors que des éléments a priori considérés comme évidents s’estompent ou prennent de l’importance au détriment d’autres trop vite absorbés sans réellement les avoir vus. A ce moment-là, on constate que la simple description de ce que l’on a devant les yeux a fait naître en nous une multitude d’images, d’odeurs, de saveurs, de réminiscences, de situations, de questions irrésolues. La description ouvre des champs d’investigation qui font écho à la curiosité que nous avons de nous-mêmes. Pour affiner l’analyse d’un objet artistique, et c’est maintenant que vous intervenez avec toute votre puissance singulière, repensez à la manière dont votre œil a circulé au moment où il a découvert l’objet. Qu’a-t-il vu d’abord, dans l’immédiat ? Où l’œil s’est-il arrêté, vers quoi s’est-il ensuite tourné ? Bref, quel a été le parcours de vos yeux sur l’objet artistique ? Vous serez ainsi à même de relier ces éléments un à un par une ligne imaginaire. Votre structure devient apparente sur l’objet artistique. Refaites l’exercice plus tard, le lendemain. Le circuit de votre œil est-il le même ? A-t-il commencé son exploration au même endroit ? Votre humeur a-t-elle changé ?
L’avantage de cet exercice, c’est qu’on est seul au monde face à la proposition artistique. On fait avec ce que l’on est et non avec ce que l’on a. Ce que l’on a, ce sont les augmentations de l’homme que sont les gadgets électroniques qui nous connectent soi-disant au monde entier, qui semblent pouvoir décupler nos capacités sensori-motrices, et qui de l’autre côté nous isolent toujours un peu plus en externalisant nos savoirs. Mais le jour où on se trouve en entretien d’embauche, on n’a plus que soi, sa viande, ses neurones, son instinct pour se présenter et se défendre, sans recours possible aux savoirs ainsi externalisés. Et on peut soudain avoir l’air très con. C’est ainsi que sur cette planète, tous les vendeurs sont interchangeables : ils sont bien sûr surarmés de gadgets électroniques, mais ils ont surtout les mêmes comportements, les mêmes mots, les mêmes arguments, le même logiciel PowerPoint dont ils ne savent se servir que d’une seule façon, parce qu’ils ont bien voulu se laisser formater. Un croisement entre le singe et le perroquet.
 

L’art, le travail artistique vous offre l’opportunité, la chance de vous confronter à vous-mêmes. Je dis vous mais je suis bien sûr le premier qui doit apprendre à se défaire des divers formatages qu’il a subis durant sa vie. C’est aussi pour cela que je fais ce travail.
Ici, dans une exposition d’art, l’homme augmenté, il est sur les toiles, et non dans les laboratoires du futur. Il ne faut pas se tromper sur le terme d’augmentation, comme il ne faut pas non plus se tromper sur les notions de vitesse et d’urgence qu’aujourd’hui nous confondons allégrement. Et ça, c’est le sujet même de mon travail : les enfermements de tous ordres : psychologiques, physiques, sociaux, économiques, religieux, conceptuels, linguistiques, patriotiques, familiaux, etc.
On nous enferme, certes, mais nous nous enfermons aussi nous-mêmes. Et cela, nous pouvons le découvrir en nous confrontant à l’objet artistique.
Le truc le plus idiot à faire dans une exposition d’art, c’est de sortir son téléphone pour chercher des commentaires sur l’œuvre d’art qui nous fait face. Partout, maintenant, il y a des audioguides. Ne les prenez pas. Ils vous détournent de vous. Tout ce que vous y apprendrez vous coupe de vos émotions. Allez-y dare-dare. Sans rien savoir. Avec votre nudité de savoir devant la peinture, la sculpture, la vidéo, la performance ou l’installation. Vous avez des tripes, un vécu, un cœur, une sensibilité. C’est cela qu’il faut travailler parce que c’est cela qui forge votre singularité. Confrontez tout cela avec l’objet artistique, et non le dictionnaire que vous avez dans la tête ou pire sur votre tablette. Il sera bien assez tôt, après la visite, de lire les commentaires sur internet ou dans le catalogue et de les confronter à ce que vous avez pu, vous, déduire, avec vos propres moyens, de ce que vous avez vu.
Cet exercice, c’est la pratique quotidienne de l’artiste. L’exercice se refait presque à chaque geste, à chaque étape du travail. A chaque fois, il se demande qu’est-il arrivé ? Et de prendre des décisions, accepter, refuser, tirer profit ou refaire, modifier, inventer. Ici, le temps est crucial et central. Il faut lui donner la qualité de l’écoute de soi. Et l’écoute de soi, c’est l’urgence de savoir qui on est et ce que l’on fait ici. Dans ce questionnement, la vitesse n’a qu’un rôle secondaire.
Et je vous livre ici deux conclusions provisoires :

La peinture est un art de l’état originel, c’est pour cela que je la pratique. Nous en sommes toujours au début, à main nue, non augmentée, comme à Chauvet, comme à Lascaux, comme dans les tombes des Pharaons, à réinventer l’Homme, et à s’affirmer comme tel.
La seconde est une citation, celle d’une phrase de Didier Eribon dans son dernier livre « Retour à Reims » : L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous.

Laurent Guenat  (photographies dom lallemand)

 

vendredi 28 avril 2017

Art en Mai – Exposition collective aux Halles de Pont-de-Roide

Art en Mai 2017 – Exposition collective
Les Halles de Pont-de-Roide (Rue de Montbéliard, 25150 Pont-de-Roide, France)
29 avril au 14 mai 2017


Chaque année, la MJC Maison pour Tous et la ville de Pont-de-Roide - Vermondans font le pari de mener une action autour de l'art « d'aujourd'hui » en organisant l'exposition Art en Mai aux Halles de Pont-de-Roide.

+ info

> pdf invitation