dimanche 26 juin 2022

Art-en-Chapelles 2022

Réflexions liées à mon travail installé à l’église de Brey dans le cadre de la biennale d’art contemporain Art-en-Chapelles 2022
 

 
PRESENCE

Comme les humains, les édifices ont un extérieur et un intérieur.
Aux yeux qui viennent regarder, mon travail artistique propose la présence.
La présence de l’édifice entre extérieur et intérieur, entre sa destination spirituelle et l’histoire de son corps de maçonnerie, entre le lieu topographique et le symbole.
Mais aussi la présence de soi à soi ou de soi pour soi ou encore de soi vers soi dans un instant privilégié, c’est-à-dire déconnecté des injonctions et des sollicitations extérieures, pour retrouver la vie intérieure qui nous habite.

Revenir à soi, c’est prendre conscience des systèmes, des idées, des projections, c’est-à-dire des abstractions qui nous éloignent de notre propre existence. C’est re-découvrir que le corps exprime un violent désir de vie qui est endigué par les normes et les codes inventés par d’autres.
Re-prendre conscience de soi, c’est accorder une valeur qualitative au corps vivant, à sa présence qu’il s’agit d’apprendre à lire, comme nous sommes amenés à saisir l’âme d’un bâtiment, d’un lieu, d’une ville. Être physiquement présent, c’est-à-dire en face d’un être vivant comme d’un objet, et non devant un écran, est la condition de la rencontre.

La condition pour accéder à cette présence est de changer le point de vue que nos yeux et notre esprit portent sur le monde. Modifier notre point de vue crée un écart qui ne compare pas, qui n’isole pas, mais qui met en regard et qui fait dialoguer l’intérieur de soi avec l’extérieur de soi, l’intérieur de l’édifice avec le monde qui l’entoure. Questionner l'intérieur à partir de l'extérieur. Questionner l'extérieur à partir de l'intérieur.
Ce nouveau point de vue nous fait soudain regarder plutôt que voir, en même temps qu’il peut nous faire distinguer urgence et vitesse, qualité et quantité.
Certains des yeux qui regardent pourront ainsi peut-être se réapproprier, l’espace d’un instant, la liberté d’être présents à eux-mêmes.

Considérations philosophiques


L’enfermement que j’observe autour de moi n’est pas nouveau. Interposer un appareil entre soi et un objet ou une personne nous prive de sa présence et de l’émotion qui peut résulter de ce face à face. Susan Sontag dans les années septante déjà faisait ce constat: « La plupart des touristes se sentent obligés d’interposer l’appareil photo entre eux et ce qu’ils peuvent rencontrer de remarquable. N’étant pas sûr de savoir comment réagir, ils prennent une photo. Cela donne forme au vécu: on s’arrête, on prend une photo et on repart. » (Susan Sontag, Sur la photographie, Christian Bourgeois Editeur, 2000, p. 23).

L’appareil photographique, comme le téléphone, la voiture ou encore les lunettes sont des objets techniques. Dans La vie vaut-elle la peine d’être vécue?, le philosophe Bernard Stiegler aborde la question de l’objet technique par le concept de pharmakon. Chez les Grecs anciens, le pharmakon désignait à la fois le remède, le poison et le bouc-émissaire. Bernard Stiegler applique ce concept à tout objet ou système technique. Ces derniers accompagnent l’homme depuis l’âge des premiers silex taillés. En raison de leur ambivalence, les objets techniques ne résoudront jamais aucun problème fondamental de l’homme puisqu’ils sont à la fois remèdes et toxiques. Ils ne satisferont donc jamais la croyance populaire qui espère le salut par la technique. Aujourd’hui, l’objet technique est même devenu un outil d’asservissement tirant sa force des addictions qu’il engendre. Ce qui caractérise tout objet technique au-delà du concept de pharmakon est sa dimension purement quantitative.

Annie Le Brun analyse notre monde saturé d’images dans un essai paru chez Stock en 2021 intitulé Ceci tuera cela. Image, regard et capital co-écrit avec Juri Armanda. Elle y décrit notamment une photographie qui  montre l’arrivée de Hillary Clinton dans un aéroport lors de sa tournée des primaires pour l’élection présidentielle américaine. On y voit Hillary Clinton derrière une barrière qui contient une foule de jeunes venus l’accueillir. De toutes ces jeunes personnes, on n’en distingue aucune qui regarde la candidate présidente. Elles lui tournent le dos et font des selfies avec Hillary Clinton en arrière-fond de leur image. Non seulement on interpose un appareil entre soi et la personne que l’on va rencontrer, mais on lui tourne le dos. Hillary Clinton est donc instrumentalisée, sa candidature n’est qu’un prétexte pour faire de soi une photo avec une star. La qualité de l’image importe peu. Le cadrage est normalisé. Efficace, il doit montrer deux figures: soi d'abord et une star. Cet exercice  appelle à la surenchère. Il faut donc en faire d’autres. La motivation devient le nombre qui engendre du nombre et jamais de la qualité.
Dans un autre essai (Soudain un bloc d’abîme, Sade, Jean-Jacques Pauvert, 1986), Annie Le Brun révèle que Sade a été le premier et le seul à montrer comment cette dérive quantitative s’est implantée en Occident : « Enfin, le fait même de vouloir ainsi subordonner les passions égoïstes aux passions sociables et les passions sociables à l’intérêt général, permet d’établir, en fonction de l’axe économique traversant désormais la société de haut en bas, une hiérarchie des passions qui instaure une nouvelle morale sociale (c’est autant la base du « Contrat social » de Rousseau que du pacte social de d’Holbach), précisément là où le pragmatisme absolu de Machiavel avait présenté l’inestimable avantage d’exclure toute idée de bien et de mal. Véritable moralisation du cynisme à travers le champ économique qui pourrait constituer l’exemple même de ce contre quoi Sade (1740 - 1814) n’a cessé de s’insurger. Car commence là une spectaculaire dématérialisation du comportement humain dont nous subissons encore les effets. Au départ, la notion d’intérêt, assez floue, suggérant les différents point d’insertion sociale des passions particulières, évoque simplement la dynamique singulière d’un individu ou d’un Etat. rien de moral là-dedans mais une intéressante conjonction de la raison et des passions pour trouver les moyens efficaces d’affirmer son  être singulier. L’intérêt se manifeste alors comme la marque d’une constance dans le devenir et les formes qu’il prend sont indifférentes: richesse, pouvoir, influence. Seulement, cette clé qui permet de décrypter les conduites individuelles parce qu’elle est à l’origine de leur dynamique, on va de plus en plus s’efforcer de l’adapter à des fins sociales. Alors peu à peu la notion d’intérêt se vide de tout contenu individuel jusqu’à ce qu’on en arrive à opposer intérêts et passions et à y trouver le fondement de cette nouvelle morale sur laquelle nous vivons toujours, le bien étant du côté du nombre et le mal du côté des passions singulières.
Tout porte à croire que c’est grâce à cette évolution que l’argent, devenant le véhicule des intérêts particuliers vers l’intérêt général, a historiquement acquis la dignité qu’il n’avait pas encore. la moralisation de la notion d’intérêt va de pair avec celle de l’argent. Et dans un cas comme dans l’autre, il est remarquable que cette moralisation se fait au prix de la plus mensongère dématérialisation. Or, c’est justement ce que nous montre Sade et qu’il est seul, complètement seul à nous montrer […] 
».

Son analyse rejoint celle que fait Raoul Vaneigem à propos du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels (postface Manifeste du parti communiste, Mille et une nuits, 1994, pp 65-71), notamment les points suivants:
• Ce qui, par abstraction, éloigne chacun de sa propre existence concrète travaille tôt ou tard à l’opprimer. (2)
• La spécificité humaine n’est pas le travail, mais la création. La transformation de la force de vie en force de travail refoule et inverse cette aspiration à la jouissance de soi qui appelle à la création conjointe du monde et de la destinée individuelle. (5)
Toute valeur d’usage qui n’entre pas dans le projet de la jouissance de soi et du monde par la création de soi et du monde participe du système aliénant de la marchandise. (13)
• Il ne suffit plus que l’intelligence prenne appui sur l’époque afin de la changer. Il s’agit désormais que le corps prenne conscience de sa volonté de vivre et de son environnement comme d’un territoire à libérer pour instaurer la souveraineté du vivant. (14)


Dans une conférence du Cours méthodique et populaire de philosophie enfin (BNF, 9 novembre 2021), intitulée La perte de la présence, François Jullien fait de la présence un « concept de combat ». Son travail de philosophe explore les impensés de la philosophie occidentale. Il est allé en Chine, apprendre le chinois ancien et avoir ainsi accès aux textes fondateurs de la civilisation et de la pensée chinoises. C’est à partir de ce point de vue qu’il a pu scruter et questionner la pensée occidentale et ses impensés, non pour en signaler les différences, mais pour en montrer les écarts. Contrairement à la différence, à la comparaison, le concept d’écart n’exclut pas l’autre mais le re-garde en face à face dans un dialogue fertile.

Changer de point de vue sur notre réalité devient par conséquent nécessaire pour aborder un travail artistique. Cet écart qui ouvre sur les questions et les possibles permet de dé-couvrir les impensés de nos propres réflexions et de nos propres fonctionnements (gestes, paroles, regard, écoute, toucher) qui restent, sinon, bien masqués ou astucieusement contournés, voire déniés.

On peut ainsi considérer tout travail artistique comme un miroir qui présente la pensée, l’émotion profonde, bref l’intériorité, d’abord de l’artiste puisqu’il est le premier spectateur de son travail, puis de tous les yeux à qui ce travail est donné à voir. Les yeux qui regardent, en retour de ce qu’ils découvrent, vont alors faire un travail de mémoire pour permettre à ces impensés de surgir.


Les travaux mis en place

En entrant dans l’église, on voit deux grandes peintures qui flottent dans l’air, tombant du balcon.
Ce sont des auto-portraits de moments particuliers. Ils ont été travaillés sur les deux faces. Les yeux sont les mêmes, le reste de la tête varie mais la transparence du papier, accentuée par la gomme laque, fait jouer les deux faces l’une avec l’autre.
(Tête I et Tête II, recto-verso, acrylique, brou de noix, fusain et gomme laque sur papiers de soie assemblés, 200 x 160 cm, 2022)

Les premiers vitraux qui se font face, à gauche et à droite, sont occultés par du papier noir. En pénétrant dans l’édifice, on passe graduellement du sombre vers la lumière. Ce dispositif permet de renforcer l’impact lumineux des deux vitraux anciens dans le choeur, à gauche et à droite de l’autel.
L’assombrissement cherche à faire parler la lumière du jour. C’est une épreuve inhabituelle pour les yeux qui regardent. Dans notre société, tout ce qui est éclairé est à vendre ou vendable. Nous y sommes tellement habitués - et le tout lumineux est encore renforcé par la pratique des écrans -, que tout ce qui reste dans l’ombre n’est pas digne d’intérêt. Allons-nous encore nous poster dans un coin de forêt à l’aube naissante, au crépuscule, voire en pleine nuit pour y écouter et voir? C’est une émotion particulière qui naît de ce genre de moments où le fantastique, l’imaginaire se superpose au réel précisément par ce que nous n’y voyons pas bien. Or, ce "pas bien" est riche de mouvements, de bruits, de suggestions, bref de présences.

Des découpages de formes géométriques et symétriques couvrent les deux vitraux suivants, tout en laissant apparaître les bandes bleues des vitraux. Le motif qui se répète provient du mur extérieur ouest de l’église qui est recouvert de tôles rehaussées de ce même dessin. Un frottis au fusain sur l’une des tôles m'a permis de reprendre ce motif, de le réduire à la taille des panneaux rectangulaires transparents des vitraux, puis de le découper dans du papier noir. (40,7 x 24,7 cm chaque rectangle)

Sur les deux vitraux suivants se font face deux personnages, l’un masculin, l’autre féminin. Les peintures une fois achevées ont été découpées au format des rectangles transparents des vitraux sur lesquels ils ont été collés. La dissociation du corps à l’origine entier semble procurer une dynamique supplémentaire au personnage. Des huit personnages qui ont été peints et découpés, deux moitiés « avant » et deux moitiés « arrière » ont été retenues puis assemblées. Cela a permis de combiner un avant masculin avec un arrière féminin (à droite en entrant), et un avant féminin avec un arrière masculin (à gauche en entrant).
(encre de Chine et acrylique sur papier Fabriano 220 g/m2, chaque panneau 40,7 x 24.7 cm, 2022)

L’autel est entouré de papier de soie froissé. Je suis fasciné par les taches colorées projetées au sol par la lumière du soleil qui traverse les deux vitraux polychromes dans le choeur. Les petites surfaces planes et les arêtes résultant du froissement du papier de soie renvoient elles-aussi la lumière qui traverse les deux derniers vitraux. Leur mode de réflexion, inhérent à la nature du papier légèrement satiné, captent et renvoient la lumière de manière plus sourde, plus sobre, moins tapageuse.

En faisant le tour de l’autel, on découvre sous chacune des deux statues en bois, une crédence sur laquelle a été posé un livre d’artiste de six pages, debout et ouvert en éventail. Ces deux livres sont dédiés à Saint-Sébastien dont l’église porte le nom.
Né en 260 à Narbonne, officier dans l’armée romaine, Sébastien est condamné à mort pour n’avoir pas abjuré sa foi. Mais les archers de Dioclétien évitent les organes vitaux. Il est finalement battu à mort.
Saint-Sébastien fut l’objet d’une forte dévotion au XVe siècle. Il était considéré comme protégeant de la peste. Sébastien est fêté le 20 janvier, son symbole est le poisson, et sa couleur le jaune.
(S-1, S-2, livres uniques, techniques mixtes sur cartons d’emballage reliés, 40 x 20 cm, 6 pages, 2022)
 
La vie actuelle nous contraint, le plus souvent, à ne considérer que la première émotion, la plus rapide, la plus puissante. Toute la publicité ne vise qu’elle. C’est l’émotion qui fait vendre. Elle est superficielle et fugace. Elle répond à notre paresse naturelle. Elle appelle à être sans cesse dépassée parce que vite consommée. Je privilégie l’émotion qui émerge plus lentement, celle qui n’est pas saisissable immédiatement, et qui peut nous plonger dans l’inconfort de l’incertitude, dans le désarroi. Cette émotion profonde demande un travail, notamment celui de cerner puis de formuler les questions qu’elle soulève. La meilleure chose à faire pour ne pas succomber à la première « émotion » instantanée, est de décrire ce qui est devant soi. Ce simple exercice déjà, demande à scruter, à détailler, actions qui sont à l'opposé du regard avide du consommateur.
Au fond, les yeux qui viennent regarder n'ont qu'eux-mêmes à découvrir dans l’espace de l’édifice.

LG / juin 2022