A l'invitation du collectif qui organise l'exposition Art en Mai à Pont-de-Roide (F), les artistes ont eu l'occasion de présenter leur travail au public. Voici ma contribution.
Le temps de l’œil
En ces temps où nous n’osons presque plus rien parce
que nous avons peur, peur du qu’en dira-t-on surtout, et d’où découle la peur
de faire faux, en ces temps donc où, pour s’activer il faut s’armer du matériel
le plus sophistiqué, ou s’armer de l’avis des autres – soi-disant experts –
pour se lancer à dire et à faire quelque chose, on constate que la personnalité
se dilue au profit d’un standard sinon universel du moins planétaire. Et pour
ne pas se tromper d’expert, on commence par regarder leur biographie où les muscles
des dates et des diplômes nous convainquent finalement des capacités et des
compétences de celle ou de celui qui vous guidera.
En ces temps de médiation effrénée, càd. du
prêt-à-penser, donc du perroquet, je ne vais pas jouer moi aussi le rôle du
médiateur. Vous n’apprendrez donc rien sur ce qui figure sur mes toiles et je
ne vous en donnerai aucune explication.
Vous me direz, mais c’est dégueulasse, nous sommes
venus ici pour cela, souhaitant peut-être obtenir des réponses toutes faites. Mais
moi aussi j’ai fait une heure et demi de route pour venir vous dire que je ne
vous donnerai pas d’explications. Alors, suis-je venu perdre mon temps moi
aussi? De deux choses l’une : soit je suis un mystificateur et je n’ai
effectivement rien à dire sur mon travail, soit ce que j’ai à dire est plus
important que ce que j’aurais à vous en raconter.
D’une part, parce que c’est le regardeur qui fait le
tableau comme c’est le lecteur qui fait le livre. Un livre placé sur le
rayonnage d’une bibliothèque ne sert à rien d’autre qu’à décorer. Une peinture à
laquelle on ne s’est pas confronté sérieusement ne sert à rien d’autre qu’à la
décoration. Et l’industrie de la culture qui nous a dérobé nos rêves, nous a
aussi façonné un monde de la décoration : c’est la société du spectacle,
de la surenchère et de l’audimat.
Cependant, nous sommes tous des individualités
singulières que la grande industrie de la culture cherche à gommer dans le seul
but de faire gonfler son chiffre d’affaires et de remplir les poches des
actionnaires. Il faut agir, réagir, se révolter, il y a là quelques gestes
élémentaires : jeter sa télévision, renoncer à lire les tabloïds gratuits,
refuser la publicité dans sa boîte aux lettres et commencer à se forger sa
propre opinion avec ses propres moyens, càd. en invitant ses voisins à discuter
et par conséquent à développer des arguments crédibles et pertinents. En
abordant les passants dans la rue ou au kiosque pour leur demander s’ils ont
voté FN ou Macron. Et si on vous répond que cela ne vous regarde pas, eh bien
répondez que oui, cela nous regarde, parce que nous vivons en démocratie et non
en république bananière, et une démocratie où l’on cache ses opinions n’en
n’est plus une. Mais c’est là une autre question.
Et quel objet se prête mieux à cette démarche qu’un
objet d’art, càd. un objet créé par une autre singularité, dont le métier
consiste précisément à gratter au fond de lui, à explorer les strates de temps
sédimentées en lui, au fond de ses atavismes, au fond de cette longue histoire
de l’Homme dont il est une survivance, càd. sans faux-semblants, sans langue de
bois, sans se voiler la face pour une raison toute simple et évidente, parce
que pour lui cela fait du sens. L’objet d’art résulte donc de la confrontation avec
le passé enfoui en soi qui ne se limite pas à sa propre histoire mais qui va
puiser dans le fond même de l’humanité depuis bien avant Chauvet et qui
interagit avec le monde actuel en passant par tous ceux qui nous ont précédé.
La condition de réussite d’une telle démarche est une
bonne dose de sincérité, d’authenticité et de courage, ce qui présuppose un statut
de chercheur fondamental dont l’une des autres qualités est l’humilité. Ce que
trouve l’artiste, ce n’est que pour lui, par rapport à lui. Au-delà, il ne
maîtrise plus grand chose.
Et cet exercice, il faut le faire bien, parce que si
on le fait mal, on perd son temps. Et perdre son temps pour soi, envers soi,
c’est précisément ce que l’on fait en regardant le téléjournal de TF1. Et nous
nous épuisons, et nous nous déprimons à refaire le monde, à énoncer des
généralités sur lesquelles, par définition, nous n’aurons jamais prise. Et par
rebond, nous négligeons de nous entretenir avec nos voisins, de faire des
petits gestes quotidiens qui paraissent insignifiants tant ils sont
microscopiques par rapport à l’étendue, à l’ampleur du monde et à ses questions.
En ayant cette vision-là des choses, je pense qu’on commet une erreur de
perspective. D’abord le monde n’est pas si étendu que cela – d’ailleurs il se
rétrécit de plus en plus avec l’augmentation de la vitesse et de la fréquence
des transports aériens pour ne considérer que ceux-là. Le monde est devenu un
village, et nos voisins sont les Chinois. Et de l’autre côté, nous n’avons pas la
mesure de nos gestes minuscules.
Le monde commence donc devant nos pieds. Mais nous
avons le défaut de ne pas les regarder assez, ou de les fixer trop longuement
lorsque nous déprimons. C’est en ce point que l’art nous propose un exercice
passionnant qui, par effet de miroir peut nous faire voir le monde autrement et
mesurer différemment l’impact de nos actions minuscules.
Pour se confronter à un travail artistique, il faut
commencer par le détailler avec soin, càd. à le décrire jusque dans ses
moindres détails. Sans rien omettre. C’est un peu comme prendre soin de sa
bicyclette. Ce n’est qu’en passant les doigts sur chacun des rayons qu’on
trouvera celui qu’il faut légèrement retendre. Ne pas se contenter ici d’une
vue d’ensemble comme on pourrait dire Macron ducon - Le Pen dégaine. Dans le
cas de la bicyclette, la vue d’ensemble ne fournit qu’une idée globale d’un
vélo. Et cette image générale ne fait que confirmer ce que vous savez déjà, à
savoir qu’il s’agit d’un vélo. Décrire un tableau, cela veut dire l’explorer,
laisser d’abord aller son regard à son gré, puis à scanner systématiquement la
surface en notant couleur, forme, texture, ligne. Aller dans les détails et se
prendre le temps d’aller voir partout, même sous le tapis. On remarquera alors
que des éléments a priori considérés comme évidents s’estompent ou prennent de
l’importance au détriment d’autres trop vite absorbés sans réellement les avoir
vus. A ce moment-là, on constate que la simple description de ce que l’on a
devant les yeux a fait naître en nous une multitude d’images, d’odeurs, de
saveurs, de réminiscences, de situations, de questions irrésolues. La
description ouvre des champs d’investigation qui font écho à la curiosité que
nous avons de nous-mêmes. Pour affiner l’analyse d’un objet artistique, et
c’est maintenant que vous intervenez avec toute votre puissance singulière,
repensez à la manière dont votre œil a circulé au moment où il a découvert
l’objet. Qu’a-t-il vu d’abord, dans l’immédiat ? Où l’œil s’est-il arrêté,
vers quoi s’est-il ensuite tourné ? Bref, quel a été le parcours de vos
yeux sur l’objet artistique ? Vous serez ainsi à même de relier ces
éléments un à un par une ligne imaginaire. Votre structure devient apparente
sur l’objet artistique. Refaites l’exercice plus tard, le lendemain. Le circuit
de votre œil est-il le même ? A-t-il commencé son exploration au même
endroit ? Votre humeur a-t-elle changé ?
L’avantage de cet exercice, c’est qu’on est seul au
monde face à la proposition artistique. On fait avec ce que l’on est et non
avec ce que l’on a. Ce que l’on a, ce sont les augmentations de l’homme que
sont les gadgets électroniques qui nous connectent soi-disant au monde entier,
qui semblent pouvoir décupler nos capacités sensori-motrices, et qui de l’autre
côté nous isolent toujours un peu plus en externalisant nos savoirs. Mais le
jour où on se trouve en entretien d’embauche, on n’a plus que soi, sa viande,
ses neurones, son instinct pour se présenter et se défendre, sans recours possible
aux savoirs ainsi externalisés. Et on peut soudain avoir l’air très con. C’est
ainsi que sur cette planète, tous les vendeurs sont interchangeables : ils
sont bien sûr surarmés de gadgets électroniques, mais ils ont surtout les mêmes
comportements, les mêmes mots, les mêmes arguments, le même logiciel PowerPoint
dont ils ne savent se servir que d’une seule façon, parce qu’ils ont bien voulu
se laisser formater. Un croisement entre le singe et le perroquet.
L’art, le travail artistique vous offre l’opportunité,
la chance de vous confronter à vous-mêmes. Je dis vous mais je suis bien sûr le
premier qui doit apprendre à se défaire des divers formatages qu’il a subis
durant sa vie. C’est aussi pour cela que je fais ce travail.
Ici, dans une exposition d’art, l’homme augmenté, il
est sur les toiles, et non dans les laboratoires du futur. Il ne faut pas se
tromper sur le terme d’augmentation, comme il ne faut pas non plus se tromper
sur les notions de vitesse et d’urgence qu’aujourd’hui nous confondons
allégrement. Et ça, c’est le sujet même de mon travail : les enfermements
de tous ordres : psychologiques, physiques, sociaux, économiques,
religieux, conceptuels, linguistiques, patriotiques, familiaux, etc.
On nous enferme, certes, mais nous nous enfermons
aussi nous-mêmes. Et cela, nous pouvons le découvrir en nous confrontant à
l’objet artistique.
Le truc le plus idiot à faire dans une exposition
d’art, c’est de sortir son téléphone pour chercher des commentaires sur l’œuvre
d’art qui nous fait face. Partout, maintenant, il y a des audioguides. Ne les
prenez pas. Ils vous détournent de vous. Tout ce que vous y apprendrez vous
coupe de vos émotions. Allez-y dare-dare. Sans rien savoir. Avec votre nudité
de savoir devant la peinture, la sculpture, la vidéo, la performance ou
l’installation. Vous avez des tripes, un vécu, un cœur, une sensibilité. C’est
cela qu’il faut travailler parce que c’est cela qui forge votre singularité. Confrontez
tout cela avec l’objet artistique, et non le dictionnaire que vous avez dans la
tête ou pire sur votre tablette. Il sera bien assez tôt, après la visite, de
lire les commentaires sur internet ou dans le catalogue et de les confronter à
ce que vous avez pu, vous, déduire, avec vos propres moyens, de ce que vous
avez vu.
Cet exercice, c’est la pratique quotidienne de
l’artiste. L’exercice se refait presque à chaque geste, à chaque étape du
travail. A chaque fois, il se demande qu’est-il arrivé ? Et de prendre des
décisions, accepter, refuser, tirer profit ou refaire, modifier, inventer. Ici,
le temps est crucial et central. Il faut lui donner la qualité de l’écoute de
soi. Et l’écoute de soi, c’est l’urgence de savoir qui on est et ce que l’on
fait ici. Dans ce questionnement, la vitesse n’a qu’un rôle secondaire.
Et je vous livre ici deux conclusions
provisoires :
La peinture est un art de l’état originel, c’est pour
cela que je la pratique. Nous en sommes toujours au début, à main nue, non
augmentée, comme à Chauvet, comme à Lascaux, comme dans les tombes des
Pharaons, à réinventer l’Homme, et à s’affirmer comme tel.
La seconde est une citation, celle d’une phrase de
Didier Eribon dans son dernier livre « Retour à Reims » : L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait
de nous.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire