Bonjour Thomas
Je te tutoie car nous avons le même âge et je pratique la
peinture. J'ai visité ta "sculpture Robert Walser" samedi passé. Il
faisait chaud. J'ai cherché un endroit où me poser pour écrire mes impressions.
J'ai dû faire un gros effort pour m'asseoir à l'ombre sur l'un de tes nombreux
canapés emballés de scotch brun, ta marque de fabrique. C'est que je n'aime pas
trop ce matériau. Non seulement il est polluant, mais il fait aussi socialement
correct parce que faire comme les plus démunis de la planète fait "bon
ton" aujourd'hui.
Ton art est monumental. L'art monumental est intimidant. En
effet, que peut-on, comme passant, contre cette masse qui nous fait obstacle? Je
me suis senti écrasé. C'est comme s'opposer à une forteresse. Robert Walser que
j'ai beaucoup lu moi aussi, était timide, pas intimidant. Je ne suis donc pas
certain qu'il aurait aimé cet hommage que tu prétends lui rendre. Dans une vidéo,
tu affirmes "vouloir faire aimer Robert Walser à la population
biennoise". N'est-ce pas se tromper sur l'art lui-même que de prétendre cela?
Dans quelques années, une radio-trottoir demandera aux passants qui est Robert
Walser. Et on aura pour réponse: « Ah! celui qui a construit ce truc en bois
devant la gare?». Ta sculpture me fait penser au crucifix que les curés
écrasaient sur le nez des enfants pour leur intimer l'ordre d'aimer dieu.
Et c'est faire injure à la personne de Robert Walser que de
proposer l'impression d'un de ses microgrammes. J'ai en tête l'exposition sur
le "Territoire du crayon de Robert Walser" à la Fondation Martin
Bodmer en 2006 à Genève qui présentait ces étranges microgrammes que Robert
Walser a écrits au crayon, dans le silence de sa chambre de Berne après avoir
mangé seul, un plat d'émincé accompagné d'une bière dans la brasserie proche
sous les arcades. Plutôt que le cours d'espéranto, les affiches-trottoir A5
agrafées sur la rambarde d'une passerelle, le bassin d'eau, l'atelier de
peinture, j'aurais préféré un concours pour écrire minuscule. Le plus petit
possible.
Les personnes que tu invites dans ta sculpture, ne les
instrumentalises-tu pas? Ravis d'être là, ils ne te feront jamais aucune
objection. Ce sont des alliés faciles et tu te mets ainsi à l'abri des
questions embarrassantes.
Après Duchamp qui avait fait de l'éradication de toute
imprévisibilité le thème central de sa pratique artistique, l'art conceptuel
d'aujourd'hui a fait de cette imprévisibilité même sa norme absolue qui est
devenue le cadre désormais "correct" et uniforme à l'aune duquel on
juge tout acte artistique. Mais plus on élargit, plus on rétrécit aussi.
Ta sculpture massive occupe le terrain, et le terrain de ta
sculpture est occupé par des graffitis où il ne reste plus guère de place où
apposer un autre graffiti. Tu as bien fait les choses. Le moindre ajout resterait
invisible.
J'ai pensé un instant en faire une lettre anonyme, retirant
ainsi par anticipation à d'éventuels contradicteurs et à
toi-même la possibilité de m'objecter de chercher à mon tour la notoriété en
publiant cette lettre. Ce serait lâche de ma part, ce d'autant plus que
j'assume et que je défends mes propos.
Je te souhaite une belle fin d'exposition.
Laurent Guenat (Cette lettre ouverte a été publiée par l'hebdomadaire bilingue Biel-Bienne les 11/12 septembre 2019)
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