Dialogue, dans une galerie d'art, entre Tirésias le devin aveugle et un publicitaire
TIRÉSIAS Raconte-moi cette toile, elle m'attire.
PUBLICITAIRE Pour ce que tu en vois. Il n'y a là rien de nouveau. Regarde plutôt celle-là où dominent les jaunes avec des coulures rouille.
TIRÉSIAS Il n'y a là rien qui m'émeut. Tu décris des facilités.
PUBLICITAIRE Tu as la peau tannée par les années. Te voilà désabusé. Tu as vu trop d'images au cours de ta vie.
TIRÉSIAS Les images qui m'importent se sont inscrites en moi. Penses-tu que les images que tu produis laissent des traces chez ceux qui les regardent ?
PUBLICITAIRE Mes images sont efficaces. Elles servent le temps que je leur imparti. Puis viennent de nouvelles images, plus efficaces encore, chacune avec un temps d'action limité, bien précis.
TIRÉSIAS Tu sembles si sûr de toi. Si je comprends bien, les traces que laissent tes images sont fugitives, aussitôt remplacées par d'autres. Elles sont donc au service d'une cause.
PUBLICITAIRE Elles servent d'appât, en effet.
TIRÉSIAS Nous n'employons pas les mêmes mots. Nouveau serait que la neige ne fonde plus. Cela remettrait en question les lois de la physique fondées sur l'observation et l'expérimentation.
PUBLICITAIRE En art aussi les lois sont naturelles.
TIRÉSIAS Sont-elles fondées sur l'observation ? Que je sache, le nombre d'or est une pure construction.
PUBLICITAIRE Les Grecs ont érigé des statues à l'image de l'homme. C'est là du mimétisme. Le muscle préside à toutes leurs représentations.
TIRÉSIAS Quel était le rôle de l'image en ce temps-là ?
PUBLICITAIRE Une certaine forme de dévotion ne devait pas lui être étrangère.
TIRÉSIAS Les images peintes par les hommes préhistoriques sur les parois des grottes sont des images qui sont plus que des images. Elles n'ont guère changé en plus de vingt mille ans.
PUBLICITAIRE Qu'ont-elles de plus puisqu'elles donnent aussi à voir des figures ? L'image n'est rien d'autre qu'une autre forme de langage. On ne va pas ajouter un sens caché aux mots.
TIRÉSIAS Penses-tu que les images que tu produis donnent à voir quelque chose de plus que ce qu'elles montrent ?
PUBLICITAIRE C'est là le savoir-faire de mon métier et mon génie.
TIRÉSIAS Ne donnent-elles pas plutôt à regarder qu'à voir ?
PUBLICITAIRE Ce qu'elles donnent à voir, c'est moi qui en décide.
TIRÉSIAS En créant une image, l'artiste se dévoile. Toi tu t'y camoufles.
PUBLICITAIRE C'est précisément ce que je reproche à la peinture que tu dis apprécier. Elle ne dévoile que l'homme qui est derrière le pinceau. Il n'y a là rien de nouveau.
TIRÉSIAS Chaque jour tu produis de nouvelles images. Le peuple en demande-t-il autant ?
PUBLICITAIRE Bien entendu. Mes images s'adressent à des humains qui ont été conditionnés pour regarder et réagir à ce que leurs yeux ont perçu.
TIRÉSIAS Te souviens-tu des images que tu as créées ?
PUBLICITAIRE Le passé ne m’intéresse que pour ce que je peux en exploiter.
TIRÉSIAS Chaque jour qui passe, je vois des dizaines, des centaines d'images dans ma tête. Des images du passé qui peuvent en générer d’autres sans s’effacer. Sans passé je ne peux construire le présent.
PUBLICITAIRE Veux-tu dire par là que tu sais lire et comprendre le langage des images ?
TIRÉSIAS J'ai appris à lire les images qui sont plus que des images. Au Moyen Âge, les pauvres gens qui ne savaient pas le latin aussi avaient ce savoir-là. Des couleurs sur les fresques des églises ils connaissaient la symbolique. Que sait aujourd'hui le peuple des images que tu produis ?
PUBLICITAIRE Tu sembles dire que nous avons perdu quelque chose. Les gens à qui s'adressent mes images ne doivent rien savoir de l'image. Ce que l'image leur ordonne, c'est de réagir comme je le veux.
TIRÉSIAS Tu es donc le seul à parler ce langage dont tu détiens les règles secrètes. Tu as raison, nous n'avons rien perdu. Mais nous n'avons rien construit non plus. L'image qui m'émeut au-delà d'elle-même, je sais la lire même si je ne la regarde pas, parce que j'ai soigné le rapport que j'ai avec moi-même. Toi, tu fais vivre les gens en-dehors d'eux-mêmes, et ils ne le savent pas car ils sont aveuglés par tes images. Ils ne savent plus voir. Ils ne font que regarder sans se souvenir car ils ne le peuvent.
(La forme de ce texte m'a été inspirée par les Dialoghi con Leucò de Cesare Pavese)
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