Résumé
En février 1871, 80'000 soldats de l’armée Bourbaki poursuivis par l’armée prussienne trouvaient refuge en Suisse où ils furent internés en deux jours. En reliant cet épisode historique sans précédent à la réalité des réfugiés et des migrants d’aujourd’hui, j’ai cherché à jeter un regard distancié et critique sur les notions d’exil, d’accueil, mais aussi de frontière, de pays, de nation et de peuple. En collaboration avec le Musée d’Art et d’Histoire de Pontarlier, ce travail de cinq ans sera présenté par une exposition au château de Joux (F) et par la publication d’un catalogue Au pays des Bourbaki – 150 ans de la retraite de l’armée de l’Est (Ed. Mare & Martin, Paris, 2020).
Projet Bourbaki - réflexions
Voilà six ans que j’ai débuté le projet Bourbaki.
La proximité de la frontière en a été le premier stimulateur. Mon atelier se trouvait à un jet de pierre de la ligne de démarcation entre la France et la Suisse. Pour qui arpente le terrain à pied et à skis, la frontière, cette ligne virtuelle que contredit la moindre graminée, représente un élément insolite. Invisible en effet si l’on fait abstraction de ce que l’humain a construit : péremptoire et incontournable sur les axes routiers, ambulante dans le transport par rail, la démarcation arbitraire et historique questionne par sa propre nature, duelle et paradoxale. C’est une démarcation que l’on ouvre et que l’on referme plus ou moins hermétiquement, selon la situation économique, politique, stratégique, hier comme aujourd’hui.
Au-delà de cette problématique, mon projet n’aurait pas eu de sens si je n’avais pas tenté d’y intégrer comme en miroir la question des migrants actuels qui eux aussi passent des frontières plus ou moins difficilement. L’indifférence, voire l’hostilité de la population pour accueillir des migrants aujourd’hui fut un autre enjeu de ce travail.
Au début, j’ai eu besoin de m’immerger dans les paysages traversés par les soldats de l’armée de l’Est. Les hautes plaines jurassiennes sont vastes, les forêts le sont également. En hiver, ces contrées se peuplent de mystères. Le relief finement ouvragé par le vent qui transporte la neige devient vite hallucinatoire. Par brouillard ou de nuit, les collines se confondent, les bois deviennent inextricables, on y perd l’orientation.
Mais comment me projeter dans le paysage ? Comment le faire mien ? Si je l’observe de trop loin, il est intouchable, il me semble immuable et éveille en moi un sentiment de nostalgie, car il m’est inaccessible. Il offre une surface en deux dimensions et est donc pur décor.
S’il est plus proche, il acquiert une troisième dimension qui lui confère le statut d’objet. Je passe du général au particulier et soudain, je me sens faire partie de lui. Je deviens un élément du paysage comme je deviens renard, écureuil, cerf, loup, corneille, arbre, écorce, feuille morte. Je peux l’explorer non seulement avec les yeux, mais devenant vent, pluie, craquement de branches, je le parcours avec mon corps. J’y vis. Il perd alors son aspect spectaculaire. J’y ai donc cherché ce qui, en moi, fait résonnance et ce qui aiguise mon regard.
J’ai procédé de la même manière pour me glisser dans la peau des soldats, dans leur vie quotidienne. Me rendant à ski de fond à l’atelier, parcourant les collines enneigées un lourd sac sur les épaules, j’étais dans l’élément pour aller peindre leur survie, les bivouacs, leurs déplacements marqués par le manque de nourriture et d’équipement contre le froid intense, la neige, la glace et la boue gelée sur les chemins. En hiver, le thermomètre de mon atelier non chauffé marquait quatre degrés. J’étais dans les conditions qu’il fallait pour explorer le vécu des soldats de l’armée de l’Est. Dans les conditions aussi pour m’approcher d’un migrant ou d’un SDF passant la nuit sur un trottoir en plein hiver.
J’ai eu le désir d’agir sur les émotions. C’est en effet de l’émotion plutôt que de la compréhension intellectuelle que l’on peut apprendre à partager. En face d’une peinture, c’est l’émotion aussi que l’on peut projeter à partir de sa propre expérience. Certes, j’ai consulté toute la littérature existant sur le sujet entre témoignages et analyses, et j’ai regardé les peintures de Castres, ainsi que les reproductions des gravures de Bachelin commandées par internet, imprimées en Inde et reçues par la poste une semaine plus tard !
Pourtant, j’ai abordé mon travail sans recourir aux images de l’époque. Les gravures de Bachelin, comme les peintures de Castres avaient pour fonction de fixer le temps et l’événement, et l’événement dans le temps. Devant le travail de Castres, nous avons aujourd’hui l’attestation d’un témoin qui a pris une part active à l’évacuation et aux soins apportés aux blessés avec sa propre ambulance. Et c’est précisément le fait d’avoir côtoyé les soldats sur le terrain même qui apporte la dimension humaine à sa peinture.
Il m’a semblé important de poursuivre le travail de Castres et de Bachelin. Les enjeux politiques ne sont plus les mêmes, les modes de vie et la société ont changé, comme le regard que nous portons sur le monde à travers les médias. Ce sont là les raisons supplémentaires qui m’ont motivé à explorer à nouveau cet épisode historique. J’ai tenté de mettre en lumière des aspects non considérés par le récit et l’analyse de l’histoire.
Je suis parti de mes arpentages du terrain des deux côtés de la frontière.
Sur le terrain même du conflit, pas de montres brisées, arrêtées au moment de l’explosion comme à Hiroshima. L’état même des hauts-plateaux du Doubs révélait à peine le passage de troupes. Il n’y a pas eu de dévastations à large échelle. Des maisons bombardées certes avec de petits canons à portée limitée, des bâtisses incendiées, des barrières arrachées, des arbres déracinés, des chevaux gisant dans les champs, des corps gelés, égorgés. Par rapport aux conflits plus récents, il y a eu peu de morts parmi la population civile.
Ici, le vide n’est pas celui de la dévastation résultant des bombardements à large échelle comme ceux de la fin de la seconde guerre mondiale sur les villes allemandes. La détresse des soldats était ailleurs. Pour eux, elle provenait du manque de sens de leurs actions, de l’impossibilité de se rendre compte du rôle joué à une échelle plus grande, de la solitude, de l’incertitude de la situation, d’une forme de trahison peut-être par les incohérences d’ordres et de contre-ordres, de la faim, sans oublier cet ennemi que furent les conditions climatiques très dures en ce mois de février 1871.
Les peintures des paysages ne contiennent aucun personnage. D’un autre côté, j’ai figuré des têtes sans arrière-plan paysager pour me centrer sur l’homme et ne pas introduire de narration qui est par sa nature sujette à interprétation. Contrairement à la narration, l’émotion ne s’interprète pas. Elle se vit. Aussi, ai-je multiplié les approches techniques pour tenter de cerner ce qui m’intéresse ici. A savoir ce que ces hommes de 1871 et ce que les migrants actuels pouvaient et peuvent ressentir. Non les techniques toutes prêtes que propose l’industrie, mais bien des modes de travail instinctif qui naissent dans l’instant, en fonction des matériaux disponibles à l’atelier. Par exemple le mélange d’acrylique et de plâtre, l’utilisation de cendres, de sable. Ou l’intégration de végétaux comme les graminées ou les gentianes jaunes. Ou encore le marquage d’empreintes de sabots ou de roues, etc.
Les groupes de personnages sont apparus plus tard, comme par effet de rebond à partir du sujet des migrants. Mais quelle différence y a-t-il entre un soldat et un migrant, me suis-je demandé. Réfugiés tous les deux ? Les peindre, est-ce prendre leur défense ? Me serais-je fait l’avocat d’une cause commune ? Si oui laquelle ? Leur exil, l’accueil qu’on leur a réservé, leurs émotions liées au déracinement ?
Plutôt peindre pour au sens que donne Deleuze après Artaud au mot pour.
« Artaud disait écrire pour les analphabètes – parler pour les aphasiques, penser pour les acéphales. Mais que signifie pour ? Ce n’est pas à l’intention de…, ni même de à la place de…. C’est devant. C’est une question de devenir. Le penseur n’est pas acéphale, aphasique ou analphabète, mais le devient. Il devient Indien, n’en finit pas de le devenir, peut-être pour que l’Indien qui est Indien devienne lui-même autre chose et s’arrache à son agonie […] Le devenir est toujours double, et c’est ce double devenir qui constitue le peuple à venir et la nouvelle terre. […] La déterritorialisation et la reterritorialisation se croisent dans le double devenir. On ne peut plus guère distinguer l’autochtone et l’étranger parce que l’étranger devient autochtone chez l’autre qui ne l’est pas, en même temps que l’autochtone devient étranger, à soi-même, à sa propre classe, à sa propre nation, à sa propre langue : nous parlons la même langue et pourtant je ne vous comprends pas… Devenir étranger à soi-même, et à sa propre langue et nation […] Le devenir est le concept même […] Il n’a pas en lui-même de début ni de fin, mais seulement un milieu. Aussi est-il plus géographique qu’historique. »[1]
Notre éducation, la scolarité, les codes sociaux, etc. nous imposent un modèle à suivre, et celui-ci est statique. L’extérieur forge une image de nous, à laquelle dit-on « il suffit de se référer pour passer à travers la vie sans encombre ». Or, la vie est dynamique, non statique. Notre vie intérieure est dynamique, elle aussi. C’est là que surgit la question de l’image. A laquelle se fier pour être soi ? Laquelle peindre pour dé-peindre la personne que le peintre représente ? L’image extérieure, celle qui est affichée, construite pour satisfaire les codes sociaux ? Ou l’image intérieure, qui est sauvage, fluctuante qui peut déranger autrui ? L’image extérieure, pauvre, a un devenir faible, car les choix qui la déterminent sont des décisions fondées sur des critères du dehors de soi (mode, marché, tendances, etc.). Elle est, car nous nous y accrochons pour ne pas se décevoir, pour ne pas décevoir l’autre, pour être fidèle à quelque chose de stable. L’image intérieure est pur devenir. Il va sans dire que tout peintre, comme tout photographe qui se respecte s’intéresse surtout à la seconde. C’est bien de cela qu’il s’agit lorsque je dis vouloir m’approprier le terrain, vouloir pénétrer les émotions des soldats et des migrants par la peinture. Qu’est-ce d’autre que faire sien le terrain, faire siennes les émotions des individus, et les faire renaître dans mon devenir ?
La question du statut de l’image s’est posée d’une autre façon encore au moment d’aborder les migrants. C’est la question du genre d’image susceptible de « parler, de dire » les migrants avec le plus de justesse possible. Voulais-je me mettre au service de leur cause ? C’eut été trahir le travail sur les soldats de 1871. Je devais trouver le recul pour explorer leur situation avec le même point de vue que celui qui avait prévalu pour les soldats. Il m’a été difficile de travailler sur les migrants actuels avec les mêmes moyens que ceux que j’ai utilisés pour l’épisode historique, à savoir toute la gamme de formats sur toile, la peinture à l’huile, le plâtre mélangé à l’acrylique. Le papier m’est tout naturellement venu aux mains. Même si la vie des soldats de l’armée de l’Est fut aussi fragile que celle des migrants actuels, que la précarité des uns et des autres est comparable, la caractéristique d’une « situation en cours » et par conséquent « non achevée » a probablement été déterminante. Je ne pouvais tenter de saisir les images du présent comme les images du passé. Le papier comme support plus éphémère que la toile, transportable facilement s’est imposé en quelque sorte comme un bagage de fortune. Le point commun toutefois entre l’exploration de l’épisode historique et de la situation des migrants sont les livres d’artiste qui, par leur caractère fruste ont convenu aux uns comme aux autres.
J’ai finalement trouvé deux points communs entre les uns et les autres, deux points communs qui sont géographiques. L’eau d’une part qui relie les soldats de 1871 et les migrants d’aujourd’hui. L’océan de neige qui referme le piège du gel, et l’étendue de la mer qui porte tous les espoirs et qui est également tombeau. Les abris d’autre part, ou plutôt leur précarité. Des tentes de Calais aux tôles de Lampedusa, des écuries d’une nuit aux bivouacs où l’on abattait deux sapins, l’un pour se chauffer, l’autre pour dormir sur ses branches isolant de la neige.
Par les deux lithographies qui terminent le parcours de l’exposition au château de Joux, j’ai cherché à superposer la situation des soldats et celle des migrants.
Tout au long de cette recherche, j’ai été confronté à des sentiments antagonistes : enthousiasme et indignation. Après cinq ans d’efforts, je constate que je ne suis pas arrivé bien loin. Tous les aspects par lesquels j’ai abordé mon travail m’ont ramené au constat que le politique et sa chasse au pouvoir fait fi de l’individu au profit de la vue d’ensemble. L’humain, toutefois, ne vit pas de vue d’ensemble.
C’est cette dimension-là, finalement, que j’ai retenu : les soldats, les migrants, la souffrance humaine résulte de la chasse au pouvoir que se livrent les politiques. Traiter l’histoire par la peinture ou peindre l’histoire permet ainsi de questionner la démocratie, permet de mettre en lumière sa déshumanisation par le pouvoir politique, autrefois au service de la cause supérieure de l’État, aujourd’hui au service de l’économie. Sa déshumanisation provient aussi du fait que très nombreux sont celles et ceux qui aujourd’hui se détournent du travail et des controverses exigées par la démocratie. Si, en effet, approcher l’autre, le regarder vraiment dans les yeux, l’écouter et prendre le temps de le faire exige de se dévoiler devant lui, l’autre attend en retour le même comportement. Il faut alors nécessairement faire taire en soi une part d’ego. C’est le prix à payer pour donner à la rencontre sa qualité.
Au moment où nous, Européens, traînons les pieds pour accueillir des réfugiés – qu'ils soient économiques ou politiques – en louchant sur la statuaire grecque qui nous procure une sorte de hauteur d'âme, dans quelle dimension, dans quel champ d'existence nous plaçons-nous pour prétendre à une vérité qui n'est que celle qui nous arrange, c'est-à-dire celle des possédants, des propriétaires, du compte en banque, en un mot des nantis. Nos prédécesseurs pourtant, économiquement moins bien lotis que nous, nous avaient montré la voie de la générosité en accueillant les 80'000 soldats de l’armée de l’Est en deux jours.
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