samedi 21 octobre 2017

Projet Bourbaki - les peintures


Laurent Guenat au pays des Bourbakis

Lorsque Laurent Guenat m’a proposé d’écrire ce texte, je pensais déjà bien connaître le projet Bourbaki – découvert partiellement au travers de photographies numériques que m’envoyait régulièrement l’artiste. J’avais déjà pu appréhender, au travers de ces envois, son approche du sujet : le gonflement d’une pâte rouge qui donne forme à des têtes de soldats, leurs peaux ou peut être leur sang.
Mais j’ai pris la vraie mesure de cet ensemble Bourbaki, son ampleur, son ancrage sur les lieux et sa visée si personnelle, lors de ma visite à l’atelier un soir de fin d’été, et que l’artiste m’a proposé un lainage pour « résister » au froid déjà pénétrant dans cet ancien site industriel sans chauffage. A mon arrivée dans le village, le panneau annonçant le parcours thématique de l’Association Bourbaki Les Verrières m’avait auparavant rappelé l’importance de cette thématique pour la région.
A l’instar de son illustre prédécesseur Edouard Castres (1838-1902), auteur des peintures du panorama de Lucerne réalisé en 1881 représentant la reddition de l'armée du général Bourbaki après la victoire des Prussiens, Laurent Guenat n’est pas resté insensible aux souffrances de la guerre franco-allemande de 1871. Vivant sur les lieux même de l’événement historique, l’artiste a en effet senti un impératif besoin de dire dans sa peinture les atrocités qu’ont subies les soldats de l’armée de l’Est blessés et affamés qui ont passé la frontière suisse et déposé les armes aux Verrières, le 1er février 1871. Loin du compte-rendu historique, il aborde deux thèmes principaux : les émotions qui habitent ces militaires en déroute, et leurs ressentis face aux lieux d’accueil. Même si ces œuvres ont supposé de la part de l’artiste des recherches préalables sur cet épisode historique (lecture de la littérature, études de gravures, etc), elles sont surtout combinées à une connaissance intime du terrain. Car, en revisitant l’épisode bourbakien, c’est aussi son lieu de vie et son for intérieur que Laurent Guenat interroge. Initié en mars 2016, ce corpus comprenant, à ce jour plus de 40 peintures de formats variés, se veut également un écho à la réalité des réfugiés de notre temps. En réaction à cette problématique contemporaine, l’artiste jette un regard distancié et critique sur les notions de frontière et de nation.
En contrepoint, et pour explorer ses différents sujets, l’artiste a réalisé un ensemble de livres en carton, avec dessins et/ou collages, qui déclenchent toute une gamme de résonances et sont indissociables de ses peintures.

Paysages
En visitant l’atelier, on ne peut qu’être frappé par la grandeur de certaines toiles de ce projet. Les paysages ont permis au peintre d’entrer dans le vif de l’histoire des Bourbakis, et il a, du même coup, ressenti le besoin d’explorer de très grands formats. Cette expansion dans l’espace traduit sa volonté d’aboutir à un type de représentation lui permettant de se confronter lui-même le plus possible à une expérience « grandeur nature ». Cela est particulièrement perceptible dans ses paysages qui évoquent le quotidien des soldats, sous équipés, dans le Jura enneigé et glacial et la survie de ces hommes dans des conditions extrêmes.
Creux Petou, acrylique, huile, plâtre, cendres sur toile
L’impressionnante toile de 253 cm de haut sur 384 cm de large intitulée Creux petou  se rattache, plus clairement que les autres de la série, à une forme de peinture d’Histoire. Sorte de nouveau panorama Bourbaki, elle rend hommage aux chevaux (et du même coup aux hommes affamés ne pouvant plus les nourrir) qui, selon la tradition orale, sont morts abattus ou malades et jetés dans ce trou de 40 mètres de profondeur et 80 mètres de diamètre. Il en résulte une toile comportant une forme impressionnante qui attire le regard : symbole du cercueil ou de la fosse commune.
De la même manière, le collage, directement sur la toile, de branchages séchés dans Abri2 ou Ouest charge ces peintures d’une sorte de vitalité morbide. Ouest a également une valeur « documentaire » : c’est par là que les hommes passent, et les traces de sabots des chevaux et des chariots de ravitaillement indiquent le sens de la marche.
OUEST, acrylique, huile, plâtre, végétaux sur toile, 213 x 356 cm
Certaines œuvres sont apparentées à des paysages plus abstraits se rapprochant techniquement de la série des « têtes », et traduisent la volonté du peintre de dire les souffrances inscrites au cœur même de la terre. Ainsi, dans ses magnifiques Sous-sols II et III, les résistances du papier superposé et amalgamé au plâtre, avec les résultats imprévus de la matière sur la toile, illustrent cette lutte avec les éléments. Nature investie par le temps, par la force destructrice des événements : les chemins sont souvent défoncés et couverts de glace ou de gerçures.  Dans Sous-sol I, on peut même voir un gisant désignant clairement la mort ou plus généralement l’idée du rapport fondamental entre le corps et la terre.

Corps
généraux désarmés, 120 x 150 cm
Après les paysages, Laurent Guenat s’est peu à peu « approché » du sujet des hommes, en l’occurrence des corps, avant de se consacrer à sa grande série des « têtes ». La réflexion sur ce qui aliène l’homme est toujours au centre du travail de l’artiste. Les bustes et personnages « hybrides », motif récurrent dans son œuvre, en sont ici une nouvelle et puissante illustration. Masses de corps comprimés, chairs morcelées suggèrent une humanité blessée. Comme souvent, une forme de sensualité « à fleur de matériau » y est aussi présente. En 2015, Laurent Guenat commentant son oeuvre lors de son exposition personnelle à la galerie Selz, disait : «Les papiers de soie sont des peaux intermédiaires [...] que l'Homme dresse face à des attitudes apprises, imposées [...]». Ainsi ces généraux désarmés de cette série Bourbaki, qui se retrouvent pris au piège de leur propre corps de plâtre, ou ce soldat (Buste) se débattant dans sa chrysalide militaire.


Têtes
Après le travail sur ces questions d’emprisonnement corporel, a émergé la série des têtes. Le livre d’artistes intitulé mobiles, zouaves, turcos, chasseurs… comportant de nombreux dessins des engagés est à la base de cette série.
Francs-tireurs, acrylique, plâtre, huile sur papier marouflé sur toile, 30 x 150 cm
7 des Garibaldiens d'Alger, acrylique, plâtre, cendres sur toile, 30 x 150 cm
Celle-ci évoque les têtes des soldats d’origines et de religions diverses (zouaves d’Afrique, musulmans, Italiens, Marseillais, chasseurs de Savoie, etc. – ils étaient 87 mille) qui ont cherché refuge en Suisse. Certaines sont isolées, comme la Tête 7, ou le Colonel, qui met en évidence le pouvoir et une grandeur quelque peu macabre. Mais elles apparaissent le plus souvent par groupes, comme des « sections » (7 des Garibaldiens d’Alger ; éclaireurs de Caprera ; francs-tireurs). Figurés de face, ces visages sont méconnaissables et rarement discernables, et on a l’impression de voir des masques tantôt grotesques par leur simplicité, tantôt hideux et effrayants car balafrés, malades et affamés. Les jeux de matières obtenus par les empâtements de couches successives d’enduits, de peinture, de cendre et de colle – selon une technique propre à l’artiste – lui permettent d’exprimer la douleur de la chair même des soldats.
Tête 7, 150 x 100 cm

Car « c’est de l’intérieur » et « sans compassion et sans pathos » que l’artiste fait passer l’émotion originelle. Parfois du rouge sang mais surtout des couleurs allusives, ternes et grises, que l’on associe immédiatement à la guerre et à la mort. La force de ces figures mutilées, expression de douleur, n’est pas sans évoquer les Otages de Jean Fautrier.


...des coups sur la porte, 218 x 135 cm
En pleine nuit, des coups sur la porte, on assiste, par contre, à une caractérisation nouvelle des visages - avec yeux, bouches et nez lisibles -, traduisant peut-être mieux l’irruption de ces arrivants, chez l’habitant au cœur de la nuit. En vérité, c’est comme si ces visages évoluaient et endossaient une identité propre au moment où ils sont accueillis dans les foyers helvétiques – la forme abstraite, « anonyme », étant rendue caduque par la reconnaissance de leur personne. Cette nouvelle nécessité du trait est également liée à deux nouveaux livres que l’artiste réalise parallèlement à cette série : 87'000 et histoires comportant des dessins à l’encre de chine réalisés de la main gauche.
A travers cet ensemble de portraits, Laurent Guenat propose aussi une réflexion sur la notion d’identité et exprime son malaise face à la violence et à la problématique du racisme contemporain.


Lieux d'accueil
En travaillant plus spécifiquement sur la question de l’accueil des Bourbakis, l’artiste souhaite attirer davantage l’attention sur ce qui lui tient à cœur : l’accueil des réfugiés actuels ou leur exclusion. Il m’a alors m’a confié qu’il ne pouvait le faire ni en travaillant à partir des images d’époque, ni en explorant les habitats ruraux actuels. Il lui fallait donc transposer des images qui représentent les conditions d’accueil contemporaines. Cette partie, encore en pleine gestation, lui a posé encore plus de questions relativement aux cadrages, à l’exposition et aux choix des objets à représenter, mais aussi à la nature du support (toile, métal, collages, etc). Il en résulte un vaste programme iconographique évoquant des éléments d’intérieurs d’époque, de bivouacs ou de casernes, le tout faisant échos aux lieux d’accueil des réfugiés d’aujourd’hui.
Chaise : Cette œuvre est singulière par la représentation de la chaise qui y est figurée en son centre, isolée, concentrant à la fois l’idée de la solitude et la misère de la situation. Cette œuvre se distingue de la série par une dimension plus clairement narrative. On retrouve cette dimension dans bivouacs II et III où les adjonctions de porcelaine cassée et de cendres prises dans la matière picturale (figurant des restes de foyer) transportent le spectateur dans un univers habité d’histoires, de souvenirs, d’interprétations.
bivouac3, acrylique, huile, plâtre, cendres, porcelaine sur toile, 130 x 180 cm
Dans ces œuvres, Laurent Guenat réinterprète ses têtes (ici marouflées sur toile) comme des fantômes des soldats ayant séjourné dans ces campements de fortune. Le livre Bivouac, qu’il a réalisé, une fois de plus parallèlement à ses peintures, forme d’ailleurs comme une sorte de journal « atmosphérique » du terrain (avec des collages de cendre et de végétaux). Ce « voyage » que nous propose Laurent Guenat, entre abstraction et figuration, laisse au spectateur la liberté de se représenter l’histoire des Bourbakis. Le recours à l’utilisation de matériaux vivants (collage de tiges de gentianes que l’artiste a lui-même ramassées sur le chemin de l’atelier, jouant sur la fragilité et la transformation), sa discipline personnelle (repasser par les mêmes lieux bourbakiens enneigés, travailler à l’atelier en plein hiver par 5 degrés) ont permis à l’artiste de « régler » son propre rapport à l’Histoire en interrogeant ses propres limites. 
Un ensemble d’expériences artistiques qui a contribué à la justesse de l’expression de ce vaste projet. Loin d’être terminé, ce programme donnera encore lieu à de nouvelles explorations, notamment des installations et des vidéos qui sont en cours de réalisation.

Géraldine Veyrat, historienne de l’art, Genève 

Pour trouver plus d'informations relatives à l'épisode historique des "Bourbakis": Association Bourbaki Les Verrières

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