vendredi 11 novembre 2022

L'expérience du donné à voir

Le vernissage de l’exposition L’horizon entre les vagues a eu lieu mercredi 9 novembre 2022 sur le site de la Riponne de la Bibliothèque cantonale et universitaire à Lausanne. Le dispositif qui présente les livres d’artiste acquis par la Réserve précieuse est constitué de quatre grandes boîtes opaques percées de trous d’une dizaine de centimètres de diamètres situés à différentes hauteurs. Par ces hublots, les livres se donnent à voir, partiellement, par un ou plusieurs côtés. Des disques de la même taille que les hublots, disposés à côté d’eux sur la face extérieure de la boîte, présentent l’artiste et son travail en quelques mots.


 

Il est vrai que j’ai été saisi, au premier abord de l’exposition, par la frustration de ne pas voir les livres dans leur intégralité, et de ne pas pouvoir les toucher ce qui est, chez moi, la condition même pour exposer mes livres en galerie. Mais ici, le livre n’est plus le mien et l’acquéreur le présente selon son propre point de vue.
 

La double frustration ressentie - de ne pas voir l’oeuvre entière et de ne pouvoir la toucher - est la même que j’éprouve face à un livre immobilisé dans une vitrine. Je ne peux ni en tourner les pages, ni toucher l’objet. Le dispositif choisi ici est plus radical que la classique vitrine. Il oblige à scruter, à doubler le regard - pour le moins -, car les yeux qui regardent ne sont pas certains d’avoir bien vu. Il faut donc re-voir pour confirmer ou infirmer la première perception. N’en va-t-il pas de même pour le voyeur, l’oeil collé au trou de serrure, se rejetant soudain en arrière, revient voir car n’en croyant pas ses yeux.

C’est une épreuve inhabituelle pour les yeux qui regardent. Dans notre société, tout ce qui est éclairé est à vendre ou vendable. Dans les vitrines, le vendable est présenté en pleine lumière et dans son intégralité. Nous y sommes tellement habitués - le tout lumineux est encore renforcé par la pratique des écrans -, que tout ce qui reste dans l’ombre ou qui n’est que partiellement visible n’est pas digne d’intérêt, sans parler de l’outrancier éclairage nocturne des zones d’ombre au passage d’un piéton. L’accessibilité visuelle restreinte est ressentie comme anormale, gênante. Allons-nous encore nous poster dans un coin de forêt à l’aube naissante, au crépuscule, voire en pleine nuit pour y écouter et voir? C’est une émotion particulière qui naît de ce genre de moments où le fantastique, l’imaginaire se superpose au réel précisément par ce que nous n’y voyons pas bien et pas tout. Or, ce pas bien et pas tout est riche de mouvements, de bruits, de suggestions, parce que en présence et riche de présences.

On peut penser à l’analogie avec les images doubles ou les paysages anthropomorphes. Les yeux qui regardent font face à une première image donnée, évidente. Mais la peinture recèle une autre image plus ou moins cachée, plus ou moins visible. Lorsque le titre insinue une notion étrange comme c’est le cas pour Mercier endormi pillé par les singes que le peintre néerlandais Herri Met de Bles a réalisé vers 1550, les yeux qui regardent doivent fournir un effort. L’image cachée une fois découverte, les yeux qui regardent peuvent s’amuser à passer de l’une à l’autre. Le regard s’exerce et s’affine. Ce jeu, d’ailleurs, presque tous les enfants ont pu le faire en détaillant les formes parfois anthropomorphes des nuages.

Le dispositif renvoie aussi à celui du peep-show où le hublot crée par le seul regard une imaginaire intimité avec le modèle se dénudant. Certes, ici, le livre ne se dénude pas et n’est pas dénudé, et ne peut pas non plus se toucher. Par contre, le regard que mes yeux portent sur lui n’est pas perturbé par celui d’autres personnes. Je suis seul, à l’instant où je regarde le livre. Ce lien visuel m’appartient en propre, n’étant pas perturbé par celui d’autres yeux. Dans cet instant privilégié, j’établis avec le livre un lien d’intimité, libéré de la présence d’autrui et par conséquent de la question de la représentation.

La présentation des livres d’artiste choisie ici ne peut finalement que troubler notre addiction de consommateurs, c’est-à-dire du tout à voir immédiatement et dans son intégralité. Son atout, immense, est de ne pas réduire l’oeuvre d’art à un pur produit marchand. Il ne s’agit pas de nier le fait que ces livres ont une valeur commerciale. Mais il s’agit moins du prix, donc d’un aspect quantitatif, que de la qualité du regard que l’on porte sur ces objets. Ce regard, notre regard qu’il faut éduquer à détailler. Notre regard qui, s’il peut apprendre à n’être pas avide, recommencera à poser des questions et à nourrir notre imaginaire et nos désirs.

L’horizon entre les vagues
Bibliothèque cantonale et universitaire,  Riponne, Lausanne, 9.11.2022 - 28.10.2023

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